Entretien avec Rigel Sergent : Les villes du Venezuela ont donné naissance à un puissant mouvement social visant à la réorganisation urbaine par le biais de processus d’assemblée autogérés.

Vous faites partie de Pobladoras, une initiative populaire qui travaille pour la « révolution urbaine » et qui lutte contre les grands propriétaires terriens. Au sein de ce mouvement, vous êtes un porte-parole clé du Movimiento de Inquilinas. Pouvez-vous nous parler de ces organisations, qui sont des expressions intéressantes de l’engagement et de la rébellion des chavistes ?
Pobladoras est une plateforme d’organisations qui travaillent de manière coordonnée depuis une quinzaine d’années. C’est l’un de ses grands succès : une histoire de quinze ans qui relie différentes expressions de lutte pour le droit à la ville, pour la construction d’un nouvel habitat collectif, et pour une révolution urbaine.
Pobladoras réunit cinq organisations différentes qui luttent pour le droit au logement : Movimiento de Inquilinas [mouvement des locataires contre l’éviction], Campamentos de Pioneros [initiative d’autoconstruction de logements], Movimiento de Trabajadoras Residenciales [mouvement des travailleurs résidentiels], Comites de Tierra Urbana [comités de la terre urbaine, désormais CTU, formés au début du processus bolivarien pour lutter pour les titres de propriété des terres urbaines], et Movimiento de Ocupantes de Edificios Organizados [mouvement d’occupants d’immeubles vacants]. Cependant, nous ne sommes pas seulement une organisation de défense du droit au logement. L’organisation ne se limite pas à lutter pour des revendications réformistes.
L’un des premiers projets qui nous a rassemblés a été de s’organiser pour mettre fin aux expulsions des logements. Notre première action unifiée a été d’arrêter les expulsions, mais nous avons simultanément travaillé à faire connaître cette pratique. A cette époque (en 2004), il y avait aussi une lutte dans les barrios pour que les gens deviennent propriétaires des terrains où ils avaient construit leurs maisons dans les collines de Caracas. C’était l’époque des Comites de Tierra Urbana. En 2003, il y a eu aussi un mouvement de personnes occupant des bâtiments vacants, et tout a commencé à se rassembler vers 2004. Ce furent nos premiers efforts coordonnés dans ce qui fut plus tard connu sous le nom de Pobladoras.
Depuis lors, nous avons généré un programme politique commun. Le 8 janvier 2011, nous avons présenté à Chavez notre « Programme de Révolution Urbaine », qui représente une synthèse de nos sept premières années de travail. Nos pratiques ont généré de nouvelles thèses politiques influençant la ligne politique directrice du chavisme : la construction d’une société communale. C’est-à-dire que les composantes territoriales et démocratiques de la proposition communale de Chavez coïncident avec la lutte de Pobladoras.
Avec ce programme comme stratégie directrice, nous organisons notre prise de décision de la manière la plus démocratique possible. Chaque organisation au sein de Pobladoras a son assemblée, qui est son organe politique suprême… À partir de là, la plateforme de Pobladoras se connecte avec les différentes organisations et développe un plan d’action basé sur les décisions prises au sein de chaque organisation.
Inquilinos est peut-être l’organisation de la Pobladoras la plus hétérogène en termes de classes sociales. Nous luttons pour les droits des locataires, et beaucoup de gens sont issus de la classe moyenne. C’est peut-être une classe moyenne ouvrière qui est sans doute précaire, mais ce n’est pas le secteur le plus vulnérable de notre société. Souvent, ils sont dépolitisés et n’ont pas une perspective de classe unifiée.
C’est mon organisation de base et notre travail n’est pas facile. Cependant, nous pouvons dire maintenant qu’Inquilinas est un projet organisationnel qui s’est développé politiquement. Nous avons progressé dans la lutte contre les expulsions et dans la lutte contre la spéculation foncière urbaine. Nous luttons contre les expulsions, mais nous nous battons aussi pour le droit des gens à un logement. En cours de route, la lutte politique a connu un processus de maturation.
Beaucoup de gens viennent nous voir simplement pour arrêter une expulsion, mais à travers leur participation au mouvement des Pobladoras dans son ensemble, la lutte crée des liens de solidarité et de fraternité-sororité. Cela permet une transformation qualitative, ce qui est très important pour nous. Enfin, je dois souligner que la majorité des membres du mouvement sont des femmes. Les modèles patriarcaux rendent les femmes plus vulnérables en matière de logement. Pour cette raison, Pobladoras (et Inquilinas) est majoritairement constitué de femmes.

Las Pobladoras est un projet non étatique et fonctionne par le biais de la démocratie directe. Pouvez-vous nous dire quelque chose sur ce que signifie travailler dans une organisation autonome de ce genre ?
Les Pobladores ont mûri avec le temps. Au fil des années, nous avons compris que la voie de l’autogestion est notre seule option. Mais ici, nous devons préciser une chose. Les gens dans les institutions pensent souvent que Pobladoras est simplement un projet pour l’autoconstruction de logement. La gestion autonome n’est pas la même chose que l’autoconstruction. Pour vous donner un exemple, une personne peut construire sa propre maison, mais elle ne participe pas nécessairement à un processus qui vise la transformation collective de la ville. Cette personne ne pense pas à la planification et elle ne lutte pas pour la collectivisation des ressources. Elle ne lutte pas pour le terrain au-delà de la parcelle où elle construit une maison. En d’autres termes, il y a un processus de décision individuel plutôt que collectif, de sorte que cela ne rompt pas avec la logique de la société capitaliste.
C’est pourquoi, dans nos organisations, nous nous concentrons sur l’autogestion et visons à créer une expérience collective transformatrice.
Dans son dernier discours, Chavez a mis l’accent sur la transformation collective de la société. C’était un appel à l’autonomie gouvernementale et à l’autogestion, et c’est ce à quoi nous souscrivons. L’appel de Chavez était de développer le socialisme au niveau local, à la base, et cela ne peut se faire sans démocratie populaire, sans autogestion et sans autonomie.
Cela nous ramène également à l’une des pierres angulaires de chavisme : la participation massive et protagoniste qui forge une autre façon de faire de la politique et de la démocratie révolutionnaire. Cela signifie que le processus décisionnel ne peut pas être vertical. Il doit plutôt comporter des processus où les personnes concernées ont leur mot à dire. Le processus de prise de décision doit se dérouler d’une manière nouvelle, en générant un consensus par le biais du débat.
Enfin, en ce qui concerne les nouveaux processus démocratiques, ils doivent également impliquer le passage du monde du capital au monde du travail, le passage de la propriété privée à la propriété sociale, ce qui implique une nouvelle façon de gérer les ressources. Cependant, lorsque nous parlons de ressources ici, nous ne parlons pas seulement de socialisation des ressources dans le domaine du logement, mais dans toutes les sphères de la vie.
L’autogestion exige aussi une rupture avec notre bagage culturel collectif. Il ne s’agit pas de se détacher individuellement de la logique du capital, ce qui n’est pas possible. Il s’agit plutôt de lutter collectivement pour construire un autre ensemble de valeurs. Autrement dit, on ne peut pas parler d’autogestion sans parler de solidarité et d’organisation.

L’autogestion populaire entrera parfois en contradiction avec l’État. Peut-on en parler ?
L’autogestion implique une lutte pour socialiser les ressources de l’État. Il serait idéaliste d’imaginer qu’en se déclarant autogestionnaire, on peut commencer à construire et à faire de la politique. Il y a des conditions objectives qui sont nécessaires pour développer des processus d’autogestion. L’une des choses que nous devons considérer est la façon de contrôler certaines des ressources de l’État. Comme l’État est propriétaire de la rente pétrolière – qui a diminué ces dernières années, mais qui est toujours là – Pobladoras doit exiger la socialisation de ces ressources. Cela conduit à une collision avec la logique existante de l’administration des ressources, qui est verticale, qui fait essentiellement partie du cadre institutionnel bourgeois, et qui implique des décisions prises à huis clos. Ainsi, on s’engage dans une lutte avec l’État.
Je me souviens qu’un ministre du Logement nous a dit un jour « C’est très bien, maintenant vous allez construire vos propres maisons, chercher vos propres solutions. » Cela s’est produit dans le contexte d’un débat sur les politiques de logement de l’État, qui n’avait pas une orientation révolutionnaire et populaire.
La vérité est que le peuple a la capacité de construire [par lui-même]. En fait, la grande majorité des maisons au Venezuela ont été construites par les gens eux-mêmes : 70 % des maisons au Venezuela ont été construites par les gens eux-mêmes ; 20 % ont été construites par l’État ; et 10 % par le secteur privé. C’est la preuve que le peuple a un potentiel énorme.
Quel est le changement que nous proposons ? Historiquement, les gens construisaient leurs maisons là où ils le pouvaient, avec les ressources très limitées dont ils disposaient, et sans planification. Autrement dit, ils se construisaient eux-mêmes sans l’appui de l’État. Les conditions pour la construction d’une nouvelle forme d’habitat [collectivisé et révolutionnaire] n’étaient pas réunies.
Que proposons-nous ? Nous visons à générer d’autres conditions où le potentiel de la construction populaire sera augmenté de façon exponentielle par des processus d’autogestion qui doivent être soutenus par l’État. C’est ce pour quoi nous nous battons lorsque nous avons des réunions avec des représentants des institutions de l’État – que ce soit au ministère du Logement, à la vice-présidence ou dans les gouvernements régionaux et municipaux. Le peuple possède ce potentiel extraordinaire, et il devrait être renforcé !
Il y a un autre domaine de friction avec les institutions : la temporalité ou notre façon de travailler est différente de celle des institutions. Il est évident qu’un processus de construction autogéré ne peut pas être mesuré de la même façon que la construction d’un bloc d’habitations développé par une entreprise privée de construction. Par exemple, dans un processus de construction de « Campamento de Pioneros », la principale chose qui est construite, ce n’est pas les maisons. La principale chose qui est construite est l’organisation collective et un nouvel habitat social. Et cela demande du temps pour que la conscience émerge.
La prise de décision collective est totalement différente des méthodes d’une entreprise privée où le patron décide simplement des choses : c’est comme ça que la maison va être, tant de mètres, une telle couleur, etc. La gestion collective est un processus dialectique. Les délais des processus autogérés sont plus longs, sinon il ne peut y avoir de transformation, de saut qualitatif dans la conscience des gens.
Ainsi, notre processus d’organisation et de construction est totalement différent des situations où l’État donne simplement à une famille la clé d’une nouvelle maison. Quand la clé est donnée à une famille, elle est extrêmement reconnaissante, mais la maison ne produit pas de nouvelles valeurs, de nouvelles visions du monde.
Cela va de pair avec les chiffres, qui sont également en conflit avec l’État. Si les bâtiments de la Grande Mission du logement vénézuélien étaient produits selon un processus autogéré, il est fort probable que les chiffres ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Nous croyons donc que nous devrions travailler de façon coordonnée. Par exemple, il y a beaucoup d’AVV [assemblées de logement associées à la Grande Mission du logement vénézuélien] qui s’organisent sur un territoire, prennent une parcelle de terrain vacant, puis l’État s’engage à construire les maisons. Nous croyons que pendant que les gens attendent que l’État construise leurs maisons, des processus d’autogestion visant à la construction de la conscience collective peuvent se produire.
En fait, il y a un AVV qui s’appelle Jorge Rodriguez Padre ici à Caracas. Là-bas, le processus de construction a été coordonné par l’État avec une entreprise de construction privée. La construction s’est arrêtée pour des raisons budgétaires. Finalement, la communauté est passée à un processus de construction autogéré avec nous.
Une autre AVV appelée « Constructures El Panal« , qui fait partie de la comuna de El Panal au 23 de Enero, était dans la même situation. Quand ils ont vu que la construction s’était arrêtée, la communauté a décidé qu’ils allaient construire leurs maisons par un processus autogéré. Il est vrai qu’un tel processus peut souvent être plus lent, mais le potentiel pour construire de nouvelles relations de solidarité tout en rompant avec la logique de l’État est énorme.
En tout cas, nous ne disons pas que maintenant tout devrait être autogéré. Mais nous affirmons que ces initiatives ne devraient pas se limiter à quelques miettes. En effet, d’une part, la voie communale est autogérée et, d’autre part, la prétendue « inefficacité » des initiatives d’autogestion est aussi liée au fait qu’elles n’ont pas accès aux ressources.
Ma position personnelle est que nous devrions ouvrir un vaste débat politique comme cela s’est fait dans les années communautaires et les médias alternatifs autour de 2004. A cette époque, les gens ont exigé que 33 % des fréquences radioélectrique soit attribué aux médias communautaires et alternatifs, 33 % à l’État et 33 % au secteur privé. Je pense que nous pourrions avancer vers une proposition qui irait dans ce sens. En fait, il y a des gens de Pobladores qui soutiennent que l’autogestion pourrait prendre plus de 50 pour cent de la production de logements, et il est possible qu’ils aient raison…
Bien sûr, pour que cela se produise, il faudrait que les communautés organisées prennent en charge les moyens de production, les machines, le contrôle des intrants stratégiques comme le ciment, les poutres, etc. Elles devraient se coordonner avec les travailleurs d’usine dans ces secteurs.
Tout cela implique une lutte. Nous devons créer des conditions, et nous devons avoir des ressources… Mais de notre point de vue, le processus collectif est essentiel parce que nous proposons un saut quantitatif dans la construction de logements et d’habitats.
Pobladoras ne se contente pas de construire des maisons, mais elle construit aussi la communauté par l’organisation collective. Vous avez dit que pour revitaliser le chavisme, il faut intégrer les bases dans le débat politique. Que proposez-vous ?
Je dirais qu’au lieu de « revitaliser le chavisme », nous devrions parler de revitaliser la façon de faire de la politique depuis l’intérieur du chavisme. Tout cela revient à un débat que j’ai mentionné plus tôt : qui prend les décisions et comment sont-elles prises ?
Nous comprenons que la conjoncture actuelle est très complexe. Face à cette situation complexe, qu’est-ce que les dirigeants politiques ont fait ? Elle se referme sur elle-même. Ils peuvent argumenter qu’il y a des problèmes de sécurité majeurs ou qu’ils doivent agir rapidement, mais le vrai problème ici est le manque de confiance dans le peuple, et c’est une énorme erreur.
Si les décisions sont prises en consultation avec la population, non seulement elles seront plus efficaces, mais elles seront aussi appuyées par elle. Il est fondamental, dans tout processus de transformation, que les dirigeants politiques écoutent les voix des personnes organisées, et ce n’est pas ce qui se passe. Dans ce sens, la révolution est en train de reculer. Les grandes politiques parlent de l’État des communes [État communautaire], mais la vérité est que nous avons fait des pas en arrière et même des pas dans la direction de la logique de l’État bourgeois.
La clé de la politique du chavisme n’est pas que le chavisme ait des représentants dans les différents espaces du pouvoir constitué [étatique] – ce n’est pas suffisant. La question est de savoir comment transformer les institutions. Cependant, quand on y regarde de plus près, les processus de décision se font presque toujours à huis clos et avec des conseillers qui peuvent très bien être proches du mouvement populaire, mais qui finissent par supplanter ce dernier.
La revitalisation de la façon de faire de la politique doit intégrer le peuple. Or, c’est souvent le contraire que l’on constate. Lorsque les gens font des critiques, ils sont souvent caractérisés comme nuisibles à la révolution ou même comme ses ennemis. Les structures politiques doivent commencer à comprendre que le chavisme est diversifié, qu’il a de nombreuses expressions d’organisations, que nous avons nos propres façons de faire de la politique et nos propres analyses des choses. Cette crise exige un processus d’intégration des analyses et des propositions de la base. La politique à huis clos n’est pas la solution.
Nous comprenons que dans certaines circonstances, les décisions doivent être prises d’en haut. Dans ces cas-là, les décisions doivent être expliquées publiquement. La direction politique doit prendre le temps d’expliquer et justifier publiquement ses politiques et ses décisions. C’est quelque chose que le peuple a reconnu et apprécié avec Chavez, et cela fait aussi partie d’une démocratie révolutionnaire.
Tout cela doit être pris en compte lorsque nous pensons à revitaliser la façon de faire de la politique chaviste, et cela doit se faire dans tous les espaces du chavisme. Cela doit se faire dans l’État. Cela doit se faire dans le parti, qui est chaque jour plus fermé sur lui-même. Même les groupes de pouvoir populaires doivent corriger le tir dans ce sens : l’attitude de fermeture se manifeste parfois dans les conseils communaux ou les organisations communales. Nous devons transformer la façon de faire de la politique de haut en bas [de verticale à horizontale].
Cira Pascual Marquina
Venezuelanalysis / traduit par Venesol