D’une manière presque désinvolte compte tenu de la gravité du fait, le Sénat a approuvé le projet qui « renforce et modernise le système de renseignement de l’État », une nouvelle brique dans le mur répressif que dresse le gouvernement de Piñera pour contenir la révolte populaire qui dure depuis plus de cent jours.

Le programme de modernisation du Système de Renseignement de l’État prévoit de coordonner toute l’organisation institutionnelle qui produit des informations, au sein d’une solide agence nationale de renseignement, l’ANI.
L’initiative fait partie de « l’agenda de sécurité sociale et de paix » annoncé par Piñera le 7 novembre, qui consiste en 11 mesures, dont 74% ont été mises en œuvre, selon le site web du gouvernement (1).

Comme les autres mesures à l’ordre du jour, le projet qui « renforce et modernise » le Système de Renseignement de l’État est empreint de l’orientation libérale et conservatrice qui caractérise la pratique politique de la droite en matière de sécurité et d’ordre public.
Libéral en cela qu’il réduit la société à un ensemble d’individus pénalement responsables de leurs actes, tout en exemptant l’État des responsabilités politiques qui sont à l’origine et conditionnent le comportement des gens.
Conservateur, car il répond aux déséquilibres de la coexistence sociale causés par l’inégalité et l’exploitation, avec le renforcement de la fonction de police, l’augmentation des sanctions pénales, la restriction des garanties individuelles et le renforcement de la surveillance.
Le programme de sécurité de Piñera distille la fascination de la droite pour l’intervention des forces armées dans le contrôle de l’ordre public et la défense de ses intérêts.
Conformément aux engagements de l’Accord pour la Paix Sociale et la Nouvelle Constitution, l’opposition centriste a approuvé à l’unanimité cette violation flagrante du droit à la vie privée, avec la seule abstention du sénateur Juan Ignacio Latorre du parti Revolución Democrática.
Le projet de loi a été déposé par le gouvernement Piñera en 2018, mais à présent, il a été soumis à discussion immédiate et comprend des propositions découlant de la révolte populaire du 18 octobre 2019.
Renseignement et contre-espionnage
Le projet de loi redéfinit les concepts de « renseignement » et de « contre-espionnage ».
Le renseignement ne se limite pas à la collecte, l’évaluation et l’analyse d’informations, mais s’étend également à la recherche, l’obtention, la collecte, l’évaluation, l’intégration, l’analyse, le traitement et le stockage de données et d’informations.
De son côté, le contre-espionnage désigne les activités de détection, de localisation et de neutralisation des actions de renseignement d’États ou de personnes « nationaux et étrangers ».
Système de Renseignements de l’État
Le projet crée le Système de Renseignement de l’État et donne des pouvoirs et de l’autorité à l’Agence Nationale de Renseignement (ANI) qui, d’un corps anodin, impuissant et surnuméraire, devient le centre d’un système d’information plus puissant que la DINA et la CNI, à l’exclusion de la dimension opérationnelle.

Outre les Services de Renseignement de la police, de la gendarmerie, des forces armées et de l’état-major interarmées, l’unité d’analyse financière du ministère public et les services de renseignement qui seront créés au sein du service des Douanes et du service des recettes intérieures feront partie du Système, afin d’apporter de l’information ou des analyses de renseignement.
L’Agence nationale du Renseignement sera chargée d’établir la planification du renseignement de l’État, en collaboration avec le Comité du Renseignement de l’État.
Cette planification sera secrète et portée à la connaissance du seul Président de la République.
Une zone d’ombre utile pour les dérives, les abus et la répression sélective
Parmi ses missions, il y aura celle d’ « élaborer des propositions de normes et de procédures destinées à prévenir les vulnérabilités informatiques en renforçant la capacité de réaction et la protection des systèmes d’information et des infrastructures critiques ».
Tous les quatre ans, le directeur de l’ANI devra concevoir une Stratégie Nationale de Renseignement contenant les objectifs stratégiques de l’État en matière de renseignement.
Il est habilité à « demander des informations aux services de renseignement des forces armées, du FOSP, des douanes, de la gendarmerie et des autres services de l’administration de l’État, qui sont tenus de les fournir ».
En cas de non-respect, il doit en informer le Président de la République.
Le projet prévoit des sanctions disciplinaires, conformément au statut administratif, en cas de non-respect des dispositions relatives à la fourniture d’informations ou à l’application de mesures de renseignement et de contre-espionnage.
À cet effet, il doit informer le ministre concerné afin qu’il puisse instruire les procédures disciplinaires correspondantes.
Le projet prévoit l’élaboration de programmes d’études et de formation pour les professionnels du renseignement et du contre-espionnage.
Comme tout ce qui vient du gouvernement Piñera, les aspects essentiels sont évoqués en petits caractères.
Informations résiduelles
Le projet de loi établit que les services de renseignement de la police et des forces armées doivent fournir à l’Agence nationale de renseignement les informations résiduelles qu’ils obtiennent dans l’exercice de leurs fonctions.
Les informations résiduelles sont définies comme « toute information obtenue par les services de renseignement militaire dans l’exercice de leurs fonctions et qui affecte ou peut affecter les conditions de l’ordre public et de la sécurité intérieure de l’État ».
Cette obligation concerne les services de renseignement des Forces armées et la direction du Renseignement de l’État-major interarmées.
C’est l’un des points les plus controversés, en raison de sa portée, de son indétermination et de son imprécision.
On peut imaginer qu’elle permettrait aux agences de renseignement militaire d’enquêter sur tout ce qu’elles veulent, y compris sur des affaires intérieures, puis de les présenter comme les résultats d’autres enquêtes et de les livrer comme des informations résiduelles.
De fait, dans le procès-verbal de COSENA (Conseil de Sécurité National du Chili) du 7 novembre 2019 (2), le commandant en chef de l’armée annonce son intention d’élargir le champ d’action de son agence de renseignement :
« Le Commandant en Chef de l’Armée chilienne prend la parole et précise qu’en ce qui concerne les forces armées, il leur est interdit de mener des opérations de renseignement interne, qui ne sont que résiduelles en ce qui concerne les carabiniers ou la PDI (Police de Renseignement). Il suggère de progresser sur une loi du Renseignement, afin d’être en mesure d’anticiper les actions perturbatrices ».
Du point de vue de la restriction du droit à la vie privée des personnes face à la surveillance de l’État, il s’agit d’un no man’s land dangereux, d’un outil puissant, d’une poche de clown virtuelle, où peut se loger tout ce qui est proposé par ceux qui détiennent la pouvoir.
Super Agence
Le projet de loi approuvé par le Sénat comprend la disposition présidentielle 22-A, ajoutée après la révolte du 18 octobre, qui permet à l’ANI d’engager des agents d’autres services de renseignement en tant qu’ « agents infiltrés » pour une durée indéterminée.
Une modification de l’article 31 prévoit que les directeurs ou chefs d’agences de renseignement peuvent, sans autorisation judiciaire, utiliser leurs fonctionnaires dans des activités de renseignement comme agents infiltrés.
À son tour, par une résolution réservée, le directeur de l’ANI est habilité à demander le détachement de fonctionnaires des services de renseignement de la police, pour servir d’agents infiltrés, afin d’obtenir des informations et des renseignements de base spécifiques à l’Agence.
Ni le Congrès ni les cours de justice n’auront connaissance de ces activités, à l’exception de la disposition qui oblige le directeur de l’ANI à faire rapport secrètement et tous les six mois aux Commissions unies de la Défense et de la Sécurité publique de la Chambre des députés sur le respect de la stratégie nationale de renseignement.
Cette atmosphère de secret est une puissante incitation à l’intervention dans la vie privée des gens, par des moyens électroniques, et un terreau pour les réseaux clandestins d’informateurs et d’espions.
La capture de l’appareil d’État
Plus grave encore, le projet oblige toute structure publique à transmettre des informations sur son travail aux services de renseignement, ce qui, dans la pratique, met les fonctionnaires au service de l’ANI, sous la menace de responsabilités administratives, voire de licenciement.
En effet, elle établit que le directeur de l’ANI peut « se faire communiquer des autres services de l’administration de l’État, de façon complète et en temps voulu, des informations et des rapports qu’il juge nécessaires à la réalisation de ses objectifs, ainsi que des entreprises ou des institutions dans lesquelles l’État a une contribution, une participation ou une représentation majoritaire ». (3)
Cela signifie que, si la loi est approuvée telle qu’elle est débattue au Congrès, elle obligera les fonctionnaires de l’État à fournir des informations à l’Agence nationale d’investigation, « dans les mêmes termes que ceux dans lesquels elles sont demandées, par l’intermédiaire du supérieur hiérarchique ou de l’organe de gestion respectif, selon le cas », comme le prévoit l’article 12(f) de la loi 19.974 sur le système de renseignement de l’État, relative aux pouvoirs du directeur de l’ANI.
Cela permettra l’utilisation de tous les rouages de l’État, des dossiers et des informations, au service de l’Agence nationale de renseignements.
Plus loin, le projet de loi souligne les conséquences de la non-divulgation des informations et/ou les antécédents requis par la direction de l’Agence nationale de renseignements :
« Le manquement injustifié à fournir les informations ou les antécédents visés aux points e) et f) donne lieu à des poursuites administratives en vertu du décret ayant force de loi n°29 de 2004 du ministère des finances, qui établit le texte consolidé, coordonné et systématisé de la loi n°18.834 sur le statut administratif, les lois organiques ou les règlements disciplinaires respectifs ».
En d’autres termes, un fonctionnaire des agences publiques et des entreprises d’État qui ne fournit pas les informations requises par l’Agence nationale de renseignements sera passible de sanctions allant de la censure au licenciement, en passant d’une amende et d’une suspension temporaire de l’emploi. (4)
Il n’y a pas lieu d’être optimiste quant au rejet du projet en deuxième lecture à la Chambre des députés, car il fait partie d’un accord politique plus large qui a bien fonctionné en ce qui concerne l’agenda de sécurité de Piñera.
Ainsi, par un acte virtuel de prestidigitation, presque sorti de nulle part, le gouvernement de six pour cent et le parlement de trois pour cent créent un appareil de renseignement puissant et centralisé, protégé par le secret, et doté de pouvoirs presque omniscients, supérieurs, en termes de traitement de l’information, à ceux détenus par la DINA et le CNI, avec l’avantage qu’il est légitimé par le brevet légal.
Le problème de l’efficacité de la stratégie de contrôle de la sécurité et de l’ordre public de Piñera est différent.
À court terme, elle peut fonctionner et donc gagner du temps ; mais ses problèmes structurels ne tarderont pas à se manifester.
En premier lieu, elle peut être efficace en temps de calme, avec des organisations conventionnelles, hiérarchisées ; mais en temps de révolte sociale, surtout si elle est étendue et prolongée, et de plus si elle s’articule davantage par consensus spontané que par des leaderships définis, comme celui qui a secoué le Chili depuis le 18 octobre dernier, la capacité de manipuler les comportements individuels perd du sens, tout comme une bataille de chars dans un labyrinthe en perd.
Dès lors, dans un conflit de classe, l’option de la répression sur la négociation politique, surtout dans des contextes de crise sociale et économique, devient, la plupart du temps, une impasse.
Il arrive un moment où la répression alimente la crise.
Dans une situation de blocage catastrophique prolongé, avec de moins en moins de choses à partager, l’intervention militaire n’a guère de raison d’être, sauf dans un format dictatorial, qui à son tour fait monter la crise à un nouveau niveau.
Par ailleurs, c’est une épée à double tranchant.
À moyen terme, il peut arriver que cette arme soit utile à un gouvernement représentant des intérêts opposés à ceux qui l’ont créée.
Dans le fleuve de la révolte chilienne, toutes les options sont ouvertes ; de la régression autoritaire au changement de paradigme.
Quelle que soit l’issue, elle aura parmi ses éléments catalyseurs la stratégie de sécurité et d’ordre public de Piñera.
Francisco Herreros
Source : https://reddigital.cl Traduction : Venesol
Notes :
(1) https://www.gob.cl/agendadeseguridad/
(2) https://www.df.cl/noticias/site/artic/20191119/asocfile/20191119122806/cosena.pdf
(3) Numéro 9, ii du Bulletin 12234-02.
(4) Art. 121 du statut administratif.