C’est un lieu commun de dire que l’essence de l’État de droit est l’égalité de tous devant la loi, sans aucune discrimination. Il s’agit cependant d’un idéal qui, s’il n’est jamais pleinement réalisé dans le monde réel, sert en tant que « modèle », de baromètre pour qualifier les États actuels et passés.

Ces dernières années, notre région s’est éloignée de ce modèle idéal, mais cet écart n’est pas beaucoup plus important qu’il ne l’a été dans notre histoire du sud et, bien que certains faits soient inquiétants, il est généralement moins marqué qu’à d’autres époques de génocide.
Néanmoins, le cas de l’État plurinational de Bolivie présente des particularités vraiment alarmantes, car à partir d’un coup d’État évident qui, suite à la pression militaire, a forcé la démission du président et du vice-président, un régime s’est installé qui « s’auto-justifie » sous le prétexte d’une fraude électorale présumée qui, l’OEA a du le constater, n’existait pas (sur 30 000 bureaux, des « irrégularités » ont été détectées dans 260, ce qui n’a en rien pu modifier le résultat). Les médias dominants et l’incroyable malversation d’un fonctionnaire international ont permis à la fake news de suivre son cours.
Ce qui est certain, c’est qu’en Bolivie, le 22 janvier, les mandats des pouvoirs constitutionnel de l’Exécutif et du Législatif ont expirés.
Face à cette situation, au lieu de suivre les étapes en cas d’acéphalie et de remettre le gouvernement à l’autorité constitutionnelle restée en place, c’est-à-dire le président de la plus haute juridiction, afin qu’il puisse convoquer des élections et que le peuple puisse décider qui il veut qui le gouverne — comme cela s’est fait à une autre occasion, avec une heureuse fin démocratique — le Législatif a décidé — pour lui-même et devant lui-même — de « prolonger » son mandat (qui n’émanait pas de lui-même, mais du peuple) jusqu’aux élections qu’il a convoquées lui-même le 3 mai prochain.
Jusqu’à cette date, l’Exécutif (et non le pouvoir, dont on ne sait pas très bien qui l’exerce) continuera à être exercé par une ex-sénatrice (dont le mandat, bien sûr, a également expiré le 22 janvier) désignée par une minorité (elle appartient à un parti qui a obtenu 4 % des voix).
Le régime qui contrôle la Bolivie en ce moment a non seulement violé l’immunité diplomatique et expulsé des diplomates, mais a également, en usant de fausses garanties, fait quitter l’ambassade d’Argentine à l’ancien ministre de l’Intérieur, pour l’isoler dans une maison assiégée par des groupes armés à l’instigation d’un agent nostalgique du franquisme espagnol (Vox), jusqu’à ce qu’il soit hospitalisé et emprisonné.
Quelques jours plus tard, ce régime a accordé un sauf-conduit à deux personnes réfugiées dans l’ambassade du Mexique, mais à leur arrivée à l’aéroport, en présence de diplomates, elles ont été arrêtées. Face au scandale, ils ont décidé de les laisser partir sur un autre vol, en prétendant que tout cela était dû à une « erreur de coordination ».
Presque simultanément, la mandataire de l’ancien président Evo Morales, munie des documents nécessaires, est entrée en Bolivie pour officialiser sa candidature au Sénat, mais ils ont rapidement réussi à obtenir qu’un juge ordonne son emprisonnement et saisisse les documents.
Le candidat à la présidence nommé par le MAS — Luis Arce — est également arrivé à La Paz et a été informé de sa convocation à un procès, curieusement mis en route en même temps que l’annonce de sa candidature. On ne sait pas si ce procès inopiné avait pour but de disqualifier ou de priver de sa liberté le candidat à la présidence.
Tout en commettant ces aberrations, le régime se targue de demander que les élections de mai soient surveillées par des organismes internationaux, dont certains ont un prestige et un sérieux reconnus. Mais il ne leur demande pas du tout de contrôler le processus pré-électoral, car, à en juger par ce qui se passe, le régime ne programme pas la fraude sous la forme d’un « détournement des urnes », mais plutôt un mécanisme tortueux de proscription préalable.
Dans le cas de la Bolivie, il ne s’agit pas d’un cas de plus d’éloignement du modèle idéal de l’État de droit, mais de ce que l’on peut définir comme un « État de non-droit ».
Il brise le moule de l’État de droit et tombe ouvertement dans celui de l’ « État policier », qui élimine ou proscrit brutalement, emprisonne et exile les opposants à son régime, comme l’a fait Hitler en Allemagne, en Autriche et en Tchécoslovaquie, comme l’a fait Mussolini dans l’Italie fasciste, ou comme l’a fait Staline avec les purges ou les mesures imposées dans les pays qui sont passés sous son orbite. Mais l’ « État policier » devient un « État illégal » lorsqu’il viole également les règles qui régissent les relations élémentaires entre États, c’est-à-dire le droit coutumier ensuite positivé dans la Convention de Vienne de 1961. Dans ce cas, le thermostat est cassé : il n’y a plus de loi, pas même le droit international habituel, ce qu’on appelle le « Droit des Nations ».
Il est temps d’en avoir conscience avant que l’exemple ne se répande et que nous commencions à nous gérer comme des hordes et non comme des États. Il ne fait aucun doute que bien des choses qui se passent dans la région ne sont pas justes, mais soyons vigilants, car ce qui se passe ici, c’est trop : ils ont brisé le baromètre.
Raúl
Zaffaroni
professeur émérite de l’UBA
Source : https://www.pagina12. Traduction : Venesol