Crise de civilisation et processus constitutionnels en Amérique latine

Venesol ne partage pas l’entièreté du point de vue d’Emiliano Terán Mantovani, notamment certaines réflexions un peu trop rapides sur le gouvernement de Nicolas Maduro qui mériteraient d’être développées ou mises dans leurs contexte. L’opposition et encore moins les sanctions impériales ne reçoivent pas la même critique de sa part… Néanmoins, ses réflexions méritent débat et la gauche doit s’emparer des questions qu’il soulève.
Par souci de liberté d’expression nous publions l’intégralité de son interview.

Sociologue, titulaire d’une maîtrise en économie écologique, doctorant en sciences et technologies de l’environnement, Emiliano Terán Mantovani participe au groupe de travail permanent sur les alternatives au développement de la fondation Rosa Luxemburgo et au groupe de travail du CLACSO (Conseil Latino-américain de sciences sociales) sur l’écologie politique.

Il a collaboré au projet EjAtlas – Justice environnementale avec Joan Martínez Alier et est membre de l’Observatoire d’écologie politique du Venezuela. Sur le plan théorique et politique, il a surtout travaillé sur la critique de l’extractivisme et des problèmes socio-écologiques de notre Terre, ce qui constitue une nouvelle proposition de réflexion sur l’Amérique latine.            

Andrés Kogan Valderrama : Lors de la « Conférence nationale et internationale : construire la justice climatique et la transition énergétique » qui s’est tenue à Bogota les 28 et 29 novembre 2019, vous êtes intervenu, dans le cadre des 30 ans de Censat Agua Viva (Centro Nacional Salud, Ambiente y Trabajo Agua Viva). Pourriez-vous nous dire, comment s’est déroulé l’événement, quels sujets ont été abordés au niveau général, quels ont été les points critiques ?

Emiliano Terán Mantovani : Je l’ai vue de manière assez positive, je dirais que j’étais enthousiaste car le Censat a 30 ans et a une histoire très importante en Colombie. La transition énergétique, le changement climatique, les conflits socio-environnementaux et la transformation des sociétés latino-américaines ont tous été abordés. Nous avons également abordé les questions de la souveraineté alimentaire et nous avons rencontré de nombreux camarades de différents pays.

Nous avons pu faire plusieurs échanges sur ce qui se passe dans nos pays, comme en Équateur, en Bolivie, en Colombie, en Argentine, au Chili, au Venezuela et au Brésil. C’était un espace de confluences, d’expériences territoriales, de dures luttes sociales en Colombie par exemple, où il y a toujours autant de violence. Mais j’ai aussi été assez marqué par les mobilisations à Bogota, et après avoir parcouru les rues de la ville, j’ai trouvé cela fantastique et très stimulant.

Concernant votre exposé lors de cet événement à Bogota, j’ai trouvé particulièrement intéressante la façon dont vous comprenez l’idée de crise de civilisation, comme une crise qui va au-delà du capitalisme et est antérieure à la modernité. Vous prenez comme référence ce que Murray Bookchin a proposé, qui, d’un point de vue critique, transcende ce que les gauches traditionnelles, très centrées sur la contradiction capital-travail, ont proposé. En revanche, cette autre vision, beaucoup plus profonde, s’accompagne peut-être d’une remise en cause de la révolution néolithique, de l’agriculture, des grandes civilisations sédentaires.

Oui, je pense que c’est le centre du débat, qui est très important, et qui a plusieurs facettes. Par exemple, en ce qui concerne le débat sur l’Anthropocène, de notre point de vue, on peut voir que nous sommes dans un moment particulier de la planète Terre, qui n’est pas seulement un problème d’humain. C’est-à-dire que nous avons atteint un point d’inflexion sur la vie sur la planète. Nous sommes à un point dans une histoire de 4 millions d’années, mais si nous le voyons du point de vue des humains, nous sommes à un point précis de l’histoire de l’Homo Sapiens, d’environ 300 000 ans. Bien qu’il soit utile de critiquer ce que j’appelle « l’empire des combustibles fossiles », il est encore très récent dans l’histoire.

Bien sûr, depuis la révolution industrielle il y a 200 ans.

Oui, et nous devons également considérer l’histoire de la modernité coloniale, d’environ cinq siècles, qui est également essentielle, car elle apporte avec elle un autre tournant historique. Mais je pense qu’il faut remonter beaucoup plus loin dans le temps pour comprendre la crise civilisationnelle actuelle, afin de pouvoir dénaturaliser la construction des hiérarchies et des structures de pouvoir. Ce regard critique montre comment se configure un modèle civilisateur dominant basé sur des structures hiérarchiques, des économies de surplus, une organisation sociale pour la guerre, le patriarcat et mettrait en évidence une logique de domination de la nature. Mais en même temps, il y a toujours eu son altérité, d’autres formes d’organisation qui ont montré que cette évolution civilisatrice n’était pas la seule à devoir se produire, et qu’il y avait beaucoup d’autres logiques et cosmovisions différentes de faire société et d’être sur Terre.

Mais les théories fondamentales et pratiquement toute la pensée moderne dominante ont naturalisé cette conception civilisatrice. Ce sont des théories qui ont ontologisé l’idée que l’homme est individualiste, compétitif et une machine prédatrice de la Nature. De plus, tout est mis dans le même sac, en ne regardant pas que ce dont nous parlons c’est d’une formation civilisatrice spécifique, qui a émergé dans différentes parties du monde, mais qui a ensuite eu un format global, avec un épicentre de ce processus colonial historique en Europe, ce que nous appelons aujourd’hui l’Occident.

Je pense donc qu’il est important de dénaturaliser cela, ce qui nous permet de penser que l’alternative ne suffira pas à démanteler le capitalisme, mais que nous devons retrouver l’idée que les sociétés fonctionnent aussi comme des écosystèmes, de manière coopérative, sous des formes d’interdépendance. Que l’être humain n’est pas un prédateur ontologique, comme on l’entend beaucoup de nos jours — avec cette idée odieuse que nous, les humains, sommes une « vermine » dévorante. Une idée que j’ai même entendue de la part de groupes environnementaux conservateurs qui, en fin de compte, ont une dangereuse proposition d’extinction ou écofasciste. Et dire que les humains ne sont pas patriarcaux par nature non plus, que les sociétés n’ont pas besoin d’être patriarcales. Je dis tout cela non pas pour nous idéaliser, mais pour remettre en question ces lectures verticales de l’humain, et surtout pour faire valoir notre énorme diversité culturelle mondiale et la complexité qui nous définit.

De plus, une vision de la transformation sociale doit être post-capitaliste, mais nous devons aussi nous repenser aujourd’hui en tant qu’humanité. Nous devons repenser notre rôle ici sur Terre, repenser notre façon d’être sur la Terre, d’être avec la Nature. Et je ne pense pas à un « retour au passé », à 7000 ou 9000 ans, avant la soi-disant « révolution néolithique », mais bien à la façon dont nous, humains, devons chercher aujourd’hui, en ce temps politique précis, la manière de nous réinsérer symboliquement, spirituellement et matériellement dans les rythmes, les cycles et les dynamiques écologiques de la nature. John Bellamy Foster, par exemple, a parlé de la « rupture métabolique », et nous pourrions dire que la rupture qui se produit dans les relations entre l’homme et la nature se produit également dans la sphère culturelle, spirituelle et émotionnelle. Ce processus de rupture qui se fonde avec l’émergence du modèle civilisateur dominant est ce que nous pourrions appeler la « Véritable grande divergence ».

Cela n’a rien à voir avec la thèse de Pomeranz, qui lui parlait d’une « grande divergence » générée par le décollage impérial de l’Occident. Je fais référence à une sorte de divergence qui commence à se produire dans les constructions holistiques des êtres humains avec la Nature, et dont le décollage atteint un maximum avec la configuration de l’ego occidental moderne. C’est très visible aujourd’hui, surtout pour les citadins et ceux qui consacrent de nombreuses heures de leur journée au monde virtuel (réseaux sociaux, internet, etc.), où l’expérience de la vie peut être matériellement et symboliquement tellement détachée des cycles de la nature, de l’interaction avec ses écosystèmes vitaux, et est au contraire davantage liée aux produits transformés, aux technologies, aux infrastructures, qui entraînent une relation de détachement énorme.

Par rapport à cela, vous avez dit dans votre intervention pour les 30 ans de Censat Agua Viva, que les binarismes gauche/droite, néolibéralisme/progressivité, impérialisme/anti-impérialisme, ne nous servent pas beaucoup de ce point de vue, qu’ils e nous apportent pas grand chose.

Ils ne nous apportent pas grand chose mais ils continuent à être profondément dominants, et si le schéma binaire ne nous sert pas, c’est d’abord parce qu’il n’explique pas la réalité. Nous avons besoin d’explications qui puissent nous guider vers une voie différente, et le binarisme est fondamentalement un discours stratégique. C’est un discours stratégique de pouvoir pour le pouvoir. Ce discours met tout en noir et blanc, il génère des explications linéaires. Mais de plus, et ce qui est peut-être le plus important, il est en totale contradiction avec un projet de biodiversité ou de multiculturalisme. La pluralité est en contradiction totale avec cette idée binaire qui a été dominante, tant dans la pensée conservatrice que dans la gauche. 

Même la représentation du genre a été traversée par une construction binaire dominante. Certes, elle présente quelques différences, mais nous méritons un débat sur la construction binaire du genre, afin d’essayer de la transcender. Voir le genre de manière binaire n’explique pas nécessairement toute une diversité de corporalité, de compositions corporelles, de façons de ressentir la vie, de façons d’être du corps. Cela ne permet pas non plus de transcender une vision noir/blanc ou bon/mauvais des relations de domination patriarcale ou d’ouvrir la voie à des masculinités nouvelles et multiples. Une société émancipée est une société qui, à mon avis, transcendera également le binarisme du genre.

Nous devons nous repenser dans une perspective non binaire. La gauche dominante, par exemple, a également été traversée par l’idée que ce qu’il faut faire, c’est se massifier, rassembler les masses et faire avancer une révolution depuis le sommet. Si bien que tout ce qui a été différent de ce canon a été criminalisé et même persécuté. C’est le cas des gouvernements de gauche qui, en reproduisant le modèle civilisateur, n’ont aucune viabilité en tant que projet émancipateur. Nous devons donc apprendre à vivre ensemble et à réfléchir à une possibilité de transformation à partir de la diversité, sinon il n’y a pas de dialogue.

Par rapport aux différents processus constituants en Amérique latine, comme au Venezuela, en Bolivie et en Équateur, ils ont généré de nouveaux droits, tels que les droits de la nature, la plurinationalité, mais dans la pratique et au fil du temps, on a vu qu’ils sont restés essentiellement sur le papier, car l’extractivisme et la répression ont augmenté. Comment avez-vous vu ces nouveaux constitutionnalismes ? Comment le Chili, qui est dans un processus constutuant, pourrait-il apprendre et prendre en considération ces expériences pour ne pas reproduire les mêmes logiques autoritaires ?

C’est un sujet très intéressant et assez vaste et complexe, je pourrais vous faire part de quelques idées ponctuelles. La première est que je considère ces processus constituants comme un pivot des luttes populaires qui atteignent un tel niveau de corrélation de forces positives et un tel niveau de positionnement de leurs revendications, qu’ils obligent les partisans du statu quo à reformuler le cadre politique et juridique. Non seulement sur le plan formel, mais aussi dans le cadre plus général de la production et de la représentation de la politique, de manière factuelle. C’est pourquoi je crois que la constituante ne peut pas être simplement lue ou comprise comme le processus antérieur à la transformation du cadre juridique, elle est bien plus que cela. Donner une place centrale aux aspects juridiques et formels rend souvent invisibles ces luttes et processus sociaux qui sont constitutifs de ce moment politique particulier. Dans le cas de la période qu’on appelle progressiste, les nouvelles constitutions qui ont vu le jour à la fin des années ‘90 (Venezuela) et au cours de la dernière décennie ont été précédées de grands bouleversements sociaux et de mobilisations populaires, mais les présidents masculins du progressisme sont apparus comme les créateurs de ces processus constituants, alors que dans la réalité ils se sont appropriés des récits et des idées nées dans les organisations populaires et sociales.

Un autre facteur est que nous savons que la modification de la Constitution ne garantit pas que ce qui y est écrit finira par se concrétiser. Pensons à la Constitution vénézuélienne, équatorienne ou bolivienne, pour ne citer que quelques exemples. Certains pourraient interpréter la promulgation d’une nouvelle Constitution comme la réalisation finale ou l’aboutissement réussi d’un processus de mobilisation sociale, mais je crois que, même s’il semble qu’un nouveau contrat social émerge, ce qui y est dit reste un sujet de controverse. Cela inaugure à peine un autre moment de luttes politiques dans le pays.

Il me semble que cela nous place en permanence dans un paradoxe en tant que société mobilisée. La concrétisation d’un nouveau cadre juridique peut devenir une conquête mais aussi, paradoxalement, un élément démobilisateur, parce que cela peut donner l’impression que quelque chose d’important a été réalisé ou obtenu, ce qui dans le cas chilien est certainement vrai, mais en termes de pouvoir cela peut apparaître comme le transfert de quelque chose qui était une demande populaire, une demande territoriale, venue des rues, de la campagne, des territoires indigènes, et qui finit par être traduit en un ensemble de lois fondamentales.

Pensons au cas vénézuélien, à la Constitution et à l’ensemble des lois qui ont été officialisées sur le papier et qui reflétaient une bonne partie des revendications sociales antérieures. Elles reflétaient même, à certains égards, des propositions très radicales en matière de gestion de l’eau, de gestion territoriale, d’inclusion culturelle et de participation politique. Mais un processus qui était très riche et puissant par sa base a été, me semble-t-il, canalisé par la bureaucratisation, la normativité et le centralisme tant au niveau de l’État que de la direction de Chavez, et qu’il a désactivé et bloqué ce potentiel et cette effervescence qui désirait tout changer.

Ce genre de processus appelé « statolâtrie », notamment par Gramsci désigne un point où, une fois le contrôle de l’État obtenu par les représentants de la classe populaire, un sentiment se crée, une sorte d’effervescence de confiance dans l’État, comme une nouvelle foi politique. Je crois qu’à ce point précis, dans ces premiers moments, le cours de beaucoup de ces processus est décidé, et la manière dont il est traité à partir des bases et des organisations sociales est décisive. Ce que je dis ne suppose pas un autre binarisme, entrer dans l’abandon total de l’espace de l’Etat ou en sortir de plein pied avec lui, mais en soulignant l’importance de maintenir le commun, les revendications territoriales, les revendications locales, les agendas particuliers, au centre de la politique, sans que cela suppose un localisme, mais qu’il se projette à des échelles diverses. Avec ce genre d’État qui a été développé au Venezuela, et à des degrés divers en Équateur et en Bolivie (nous ne savons pas si cela pourrait se produire aussi au Chili), l’idée est qu’il ne doit pas finir par absorber le potentiel de révolte et le pouvoir transformateur des mobilisations, ni ne vienne finalement à changer tout pour que ne rien change.

C’est ce type de points qu’il faudrait analyser du côté des progressistes. Faire le bilan des modifications dans les politiques d’inclusion populaire, d’une distribution des revenus plus favorable aux classes populaires au cours d’une période donnée, mais interroger aussi l’extractivisme auquel on n’a non seulement pas touché, mais qui a été approfondi. En fait, les frontières que le néolibéralisme n’avait pas atteintes, ont été atteintes par les progressismes. Des communautés qui n’avaient pu être vaincues par le néolibéralisme, ont été vaincues ou affaiblies par le progressisme. Par exemple, c’est Chávez qui a fini par ouvrir le processus d’expansion minière dans la réserve forestière d’Imataca avec le décret 3.110 de 2004, ce que Caldera n’avait pas réussi à faire dans les années 1990 en raison de la résistance sociale. La monstruosité du projet de l’Arc Minier de l’Orénoque suivra en 2011. C’est sous le gouvernement d’Evo Morales que de nombreuses organisations de base ont été cooptées et affaiblies, tandis qu’une expansion extraordinaire de la frontière de l’agrobusiness du soja a eu lieu.

Ces expériences précédentes nous invitent donc à une réflexion honnête et sans complaisance, surtout pour éviter de finir par reconfigurer un nouveau recadrage de la politique dans l’État, ce que je pense que nous devrions dépasser.

Qu’en est-il du cas du Venezuela et plus précisément de la question des communes, que s’est-il passé avec les communes au Venezuela ?

Contrairement à d’autres pays d’Amérique latine, au Venezuela, les organisations sociales de type communautaire ont été moins nombreuses et moins répandues. La tradition de la construction politique au Venezuela a été fortement déterminée par l’État et les revenus du pétrole.  Avant le processus bolivarien, il y a eu quelques expériences de ce type mais peu nombreuses. On peut citer la tradition coopérativiste dans l’ouest du pays, les associations de quartier ou l’organisation communale des peuples indigènes du pays. Avec le tournant politique du processus bolivarien, il y a eu une radicalisation, initialement discursive, autour du socialisme du XXIe siècle, et cette idée des communes a été soulevée, mais elles allaient être sous la protection de l’État pétrolier chaviste.

C’est ainsi que l’État pétrolier « socialiste » les a légalisées, financées, promues, formées et parrainées. Ce qui s’est passé, c’est qu’avant que les graines de l’autonomisation populaire et du développement de l’autogestion territoriale ne germent, le communal a été façonné autour des directives bureaucratiques de l’État. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de tensions et de conflits entre ces logiques de contrôle d’en haut et les véritables pulsions de communalisation qui existaient dans une partie de la base populaire du chavisme. Oui, il y en a eu. Mais dans ces processus de tension et de conflit, le rapport de force était absolument favorable à la construction d’une sorte d’État corporatif, qui atteignait un plus grand niveau de pénétration dans la formation des communes et un processus clair d’instrumentalisation de celles-ci, en termes d’utilisation électorale et politique. 

Certaines expériences spécifiques, peu nombreuses, mais qui me semblent très précieuses, ont été façonnées de manière plus autonome, plus autogérée. Nous pourrions dire, en guise de bilan positif, que ces expériences ont été créées dans le feu du processus bolivarien et finissent par devenir indépendantes, mais elles sont très peu nombreuses. C’est le cas dans l’État de Lara, où il existe une commune appelée El Maizal, affiliée au gouvernement, mais qui a développé une base productive autogérée très intéressante, tout en constituant un défi à bien des égards pour le gouvernement sur le territoire, et il bon de rappeler que lors des élections la proposition d’un candidat de la municipalité où elle se trouve, n’a pas été reconnue par le gouvernement Maduro.

Je voudrais encore mentionner une chose. Dans le feu des débats qui ont eu lieu au sein des mouvements communaux du pays, il y avait pratiquement un consensus sur le fait que l’horizon de l’union et de l’articulation des communes était ce qu’on appelle « l’État communal ». Je sais que cela a été controversé, mais il me semble que cela n’a pas été abordé comme un paradoxe fondamental, puisqu’en réalité la commune et le pétro-État extractif étaient deux projets absolument divergents. Ce qui me semble avoir été beaucoup moins discuté, c’est que l’expansion des communes devait nécessairement entrer dans un conflit d’abord culturel et ensuite politique avec l’État (et cela passait par la contestation du gouvernement). Au final, les tensions entre ces deux projets se sont aggravées et il faut dire que ce litige a été beaucoup mieux géré par l’État, c’est pourquoi tant de communes ont disparu, se sont paralysées ou se sont déglinguées. Il me semble qu’à partir de là, il n’y a pas eu de remise en cause de ce regard et de cette logique centrés sur l’État, il n’y a pas eu de saut qualitatif permettant de valoriser un regard centré sur le commun et sur l’autonomie, qui s’est de plus en plus affaiblie.

Pour prolonger cette critique d’une vision centrée sur l’État, il me semble que cette vision continue d’être présente chez une bonne partie des intellectuels de gauche en Amérique latine, au détriment d’autres approches alternatives remises en question, ce qui met en évidence ces logiques binaires que vous évoquez. Maristella Svampa, Edgardo Lander, Alberto Acosta, Raúl Zibechi en sont quelques exemples. Ainsi, lors du coup d’État en Bolivie, j’ai été très frappé par les critiques provenant de ces secteurs centrés sur l’État. Des personnes comme Rita Segato, Silvia Rivera Cusicanqui, María Galindo, Raquel Gutiérrez Aguilar, Luis Tapia, Pablo Solón, ont ainsi remis en question les pratiques autoritaires et patriarcales des gouvernements progressistes. Comment voyez-vous cette intelligentsia, peut-être représentée par des intellectuels organiques comme Atilio Borón qui, avec ses analyses, semble être presque un porte-parole des gouvernements progressistes de la région. Il en va de même pour Álvaro García Linera et même Ramón Grosfoguel, un penseur décolonial, mais qui malgré cela, a une vision plutôt stalinienne, autoritaire et très machiste.

Oui, encore que je ne parlerais pas seulement de l’intelligentsia, j’essaierais de parler de toute une tradition, dominante à gauche. La critique que l’on pourrait peut-être relever est son refus de repenser ces canons historiquement dominants, bien qu’on ait sur nos épaules plus que quelques défaites, et le fait que la gauche vit à un carrefour qui est maintenant existentiel. Mais pour certains, il semblerait que la responsabilité incombera toujours à d’autres, de sorte que nous devrions regarder ailleurs. Je pense que cette tradition politique dominante présente des caractéristiques de croyance religieuse dans l’État, tout comme les libéraux ont une croyance religieuse dans le marché, une chose que l’on ne peut pas questionner.

Il me semble qu’en réalité, cette gauche a peu de foi dans l’action sociale, dans la création populaire. Elle est totalement ancrée à la structure de l’État national, et la vision territoriale lui semble insignifiante, ou minime. Les drames qui se produisent dans le concret, dans les territoires, dans les quartiers populaires, leur semblent secondaires car ce qui est primordial, c’est la conquête et le maintien du pouvoir de l’État. En réalité, ils inversent la relation entre les moyens et les fins. Pour cette raison, les impacts subis par ceux qui sont considérés comme marginaux et secondaires par la gauche sont présentés comme des « dommages collatéraux ». En réalité, il me semble que leur politique est au fond très pessimiste et conservatrice, ce qui s’est traduit par la proposition d’une politique qui ferme les possibilités émanant d’en bas.

Un des facteurs au cœur de cette situation est le problème de la colonisation elle-même. La gauche dominante a non seulement eu des attitudes ouvertement patriarcales et des logiques autoritaires, mais aussi des logiques très coloniales, malgré le fait que certains qui se disent « décoloniaux » défendent à tout prix un gouvernement répressif, corrompu et pilleur comme celui de Nicolás Maduro. On ne peut pas être décolonial en donnant carte blanche au colonialisme interne, ce n’est pas possible, cela n’a aucun sens. On ne peut pas non plus être décolonial avec un empire et pas avec les autres, car sinon, la critique n’est pas transversale, la critique ne va pas au fondement du problème historico-culturel.

Il ne nous est d’aucune utilité, pour vous donner un exemple de ce qui se passe actuellement au Venezuela, que Chevron ne fasse plus partie du consortium qui exploitait le charbon dans la Sierra de Perijá, si maintenant la compagnie russe Vostok Coal vient ouvrir de nouvelles mines, dégradant les territoires de Yukpa, Wayuu et Bari, le bassin du fleuve Socuy et les réserves d’eau de Zulia. Tout cela est du colonialisme russe, désormais entre les mains des entreprises militaires de l’État vénézuélien. Le Venezuela est un exemple emblématique de la manière dont tous les modèles coloniaux ont été reproduits, tant la structure extractiviste, la néodépendance coloniale, même les éléments de la culture de consommation, mais maintenant au nom du socialisme et en compagnie de la Chine et de la Russie. Parce que si nous avons critiqué pendant des décennies la culture de l’« American Way of Life » du gringo, basée sur le téléphone, l’air conditionné et les voitures, etc., si nous critiquons la progression de la dette extérieure et la dépendance vis-à-vis des États-Unis ; et si tout cela est maintenu et ne devient seulement chinois, ce n’est que l’autre visage du même colonialisme. Ce qui génère aussi évidemment une agression culturelle contre les territoires, puisqu’elle cherche de nouvelles ressources et à franchir de nouvelles frontières. Dès lors, certains décolonisateurs devraient plutôt être qualifiés d’anti-monroéistes, car ils ne critiquent que l’empire des États-Unis, laissant de côté les autres formes d’impérialisme et de colonialisme.

Enfin, il me semble aussi que cette gauche dominante a eu une vision très anthropocentrique, qui considère la revendication écologique comme une question puérile, comme une question qui devrait être abordée plus tard. Je pense que ce qu’il faut plutôt souligner, c’est que le capital colonise non seulement les humains, le travail, mais la vie en général. C’est-à-dire qu’il crée une nouvelle configuration de l’espace géographique, qu’il modélise les écosystèmes ; non seulement il dépouille les communautés, mais il capture simultanément les ressources, configure les métabolismes sociaux, génère des inégalités sociales, réalisant une colonisation simultanément sur les corps humains et sur la Nature.

Notre tâche est donc d’essayer d’ouvrir des espaces de pensée alternatifs qui tentent d’ouvrir des brèches de possibilités à quelque chose de différent de ce que nous vivons en Amérique latine. Je crois qu’avec une certaine arrogance, ces secteurs de la gauche dominante ont criminalisé et diabolisé la critique, bloquant ainsi d’autres possibilités d’action politique. Les propositions que nous faisons, comme beaucoup d’autres, sont aussi éthiques. Parce que cela ne vaut tout simplement pas la peine de mener et de maintenir une « Révolution ». Vous ne pouvez pas parler d’un projet émancipateur ou progressiste et tourner le dos aux drames sociaux qui se produisent à cause des structures de pouvoir concrètes de ce genre de gouvernement. Et par concret, j’entends des choses comme le déplacement et le harcèlement des communautés pour imposer des projets, le racisme policier, la persécution des syndicats, la préférence pour le paiement de la dette extérieure et de ses services, plutôt que l’importation de nourriture ou de médicaments, pour ne citer que quelques exemples. Nous ne pouvons pas rester indifférents à cela, simplement parce que nous pensons que la source du problème est uniquement l’empire américain.

Avec tout cela, je n’essaie pas de présenter une vision manichéenne d’une bonne et d’une mauvaise gauche. La réalité est plutôt qu’il y a beaucoup de choses à discuter de manière critique et autocritique, et nous devons en discuter. Mais il faut tout discuter, repenser les piliers mêmes d’un projet de transformation radicale, écarter les dogmatismes, ouvrir d’autres fenêtres de possibilités, et surtout, arrêter la criminalisation et la persécution de la pensée dissidente, qui est plutôt la marque de logiques policières et inquisitoires que je trouve très déprimantes en effet.

Pour conclure, en ce qui concerne les alternatives, comment voyez-vous des processus tels que l’agro-écologie, la décroissance, le bien-vivre, les écovillages, les économies écologiques, les économies féministes, les économies communautaires et tant d’autres expériences.

C’est une autre question qui est également assez large et complexe, car elle a trop de facettes. Je crois que, par principe, avant de vous proposer quoi que ce soit de concret, je dirais que les alternatives doivent être pensées à partir d’une vision multidimensionnelle. C’est-à-dire que nous revendiquons la centralité du commun en politique, c’est un défi que nous lançons. Cela ne signifie pas que la politique doit être pensée uniquement à l’échelle locale, mais aussi et simultanément dans des sphères plus larges, comme à l’échelle des bassins fluviaux, des biorégions, aux niveaux national-état, régional-continental et mondial.

L’autre point est précisément de reconnaître que les alternatives naviguent dans un système hyper-complexe de grande instabilité, avec une tendance au chaos. C’est-à-dire que nous ne pouvons pas, comme l’a fait la gauche traditionnelle, nous asseoir seuls pour faire un macro-projet national, en pensant aussi que cela se fera de manière linéaire jusqu’à ce que nous atteignions le communisme rêvé, par étapes successives. Nous sommes confrontés à une période plutôt instable et volatile, qui nous présente également un scénario très compliqué pour la reproduction de la vie elle-même. C’est, me semble-t-il, ce que nous devons assumer comme le temps que nous avons à vivre. Nous pourrions donc continuer à rêver avec l’idée d’une transformation émancipatrice, mais nous devons aussi assumer la construction de communautés et de sociétés résilientes, face aux possibilités de fortes perturbations sociales, politiques et écologiques qui pourraient se développer ou se développent déjà sur la planète.

Cela dit, je crois qu’une transition socio-écologique, si on peut l’appeler ainsi, part précisément de la possibilité d’une autodétermination des peuples sur leurs territoires et d’une organisation de la vie autour d’autres métabolismes, vers d’autres formes de vie, pour la défense de la vie, de logiques coopératives et solidaires, qui dépassent l’État. Cela implique qu’au-delà d’une transformation de la politique, nous devons territorialiser ces changements. L’option émancipatoire doit s’exprimer par de nouvelles territorialités, par des transformations radicales des usages du sol, de la gestion sociale du territoire, du sens de la communauté entre humains et non-humains, du respect de la dynamique et des cycles spécifiques des écosystèmes, mais aussi par une reconsidération de la planète Terre comme maison commune de tous. Sans cette reformulation territoriale, l’option émancipatoire n’aurait pas de matérialité.

Dans ce même sens, il est également nécessaire de repenser la ville, car elle n’est pas viable aujourd’hui. Les grandes villes dévorent de manière brutalement accélérée les ressources et les biens de consommation provenant du secteur secondaire. Outre la mobilisation sociale qui pousse au changement, il existe une série de politiques venues d’en haut qui sont également fondamentales car elles sont décisives pour une transformation de l’utilisation des terres qui ne privilégie pas l’expansion de la frontière extractiviste et cherche à remplacer progressivement cet extractivisme par d’autres types d’économies axées sur la vie, en ouvrant des options telles que l’écotourisme et celles liées à l’agriculture durable pour la souveraineté alimentaire des peuples.

Le slogan de la lutte contre la pauvreté, qui est une revendication centrale, a été utilisé pour justifier de nombreuses politiques, y compris l’expansion des entreprises extractives. D’où l’idée que nous « devons » détruire une forêt ou que nous allons ouvrir une mine de cuivre à ciel ouvert, parce que nous avons besoin des revenus de l’État, pour construire des écoles et des hôpitaux. C’est un argument très répété qui met l’accent sur la résolution de ce problème par l’expansion et la croissance des entreprises extractives, et non sur le problème de la distribution des rentes et des richesses existantes. Et ce, parce qu’avant de puiser davantage dans la nature, il faudrait examiner qui concentre le plus de richesses et pourquoi, où vont les fonds publics, comment la propriété foncière et la gestion du territoire sont réparties, etc.

Que se passerait-il si, par exemple, au lieu d’ouvrir de nouvelles plantations forestières, de nouvelles mines de cuivre, de nouvelles mines d’or, de nouveaux champs pétrolifères, on reformulait toute l’architecture fiscale du pays, et qu’on la faisait payer principalement aux secteurs les plus riches ? Que se passerait-il, comme on l’a proposé en Équateur, si au lieu d’ouvrir l’exploitation pétrolière des Yasuní en Amazonie équatorienne, on augmentait de 1,4% l’impôt des 300 familles les plus riches du pays ? Que se passerait-il si les 300 familles les plus riches du Chili voyaient leurs impôts augmenter, et comment cela pourrait-il enrayer l’avancée de l’extractivisme ?

Il y a trop de débats sur les transitions et les alternatives. Je vais vous donner un autre exemple d’énergie. Cela fait des années qu’ils veulent ouvrir de nouvelles mines de charbon au Venezuela, et l’excuse du gouvernement est qu’il s’agira de résoudre le problème de l’électricité dans l’État de Zulia, par l’installation de centrales thermoélectriques, avec des capitaux chinois, russes et turcs. Entre-temps, très près de Zulia, où cette exploitation aurait lieu, un parc éolien a été construit, qui a un potentiel de production de plus de 2 000 mégawatts, qui pourrait alimenter cet État et une partie de la zone nord-ouest, qui est une zone semi-aride et qui a une très forte capacité d’énergie éolienne et solaire.

Si vous voulez faire un inventaire des alternatives par pays en Amérique latine, vous trouverez de nombreux exemples comme ceux-ci. Dans le domaine de l’utilisation des terres, par exemple, dans le domaine de la substitution des revenus, des possibilités de penser au revenu du pays d’une autre manière, et un long etc. Il est évident que cette transition ne peut se faire du jour au lendemain, car les gens pourraient mourir de faim, mais il faut tenir compte de l’impact que pourrait avoir l’extraction du coltan au Venezuela, par exemple, et décider de fermer complètement une entreprise comme celle-ci afin de donner la possibilité à des projets d’écotourisme, gérés par les communautés indigènes de la région, selon leurs propres conceptions culturelles, avec une exigence en matière de paysage, cessant ainsi de harceler les économies locales. Si les États continuent à promouvoir les produits importés, ils continueront à miner les économies locales traditionnelles et à promouvoir la migration vers les villes, ce qui continuera à rendre les modèles latino-américains non viables.

Il y a beaucoup de choses à soulever, mais la conclusion à tirer est qu’il y a des propositions dans tous les domaines que vous pouvez imaginer. Le problème est de pouvoir leur faire une place dans l’esprit des gens, et qu’elles puissent être considérées comme des possibilités sérieuses, et donc, se convertir en demande générale. L’idée est de pouvoir positionner cette possibilité de penser que ces autres alternatives sont possibles, au nom des communautés, des territoires et des organisations, qui sont déjà dans le présent. Et pour montrer que ces différentes façons d’être et d’être sur Terre existent. Il nous faut plus de subtilité pour les rendre plus visibles. Cette transformation doit nous enthousiasmer beaucoup plus.

Propos recueillis par
Andrés Kogan Valderrama

Source : https://rebelion.org/ Traduction : Venesol