À l’arrière du front : Réflexions sur/depuis la quarantaine au Venezuela (I)

Mon compagnon lit La Peste ; ce n’est pas par snobisme c’est juste que la pandémie l’a surpris le livre à la main. Beaucoup d’encre a déjà coulé à propos de ce roman en ces temps de confinement, et des écrivains comme Elena Poniatowska considèrent qu’en recommander la lecture est un « mauvais conseil ». Pardonne-moi, Elena, mais ayant déjà vécu une grande partie de ma vie de manière ‘inappropriée’ je peux faire preuve de discernement au milieu de cette confusion mondiale. C’est ainsi qu’en feuilletant certains passages, je me retrouve dans la manière dont Camus propose de « connaître une ville ». « Une manière commode », écrit-il, « de faire la connaissance d’une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt ». Je laisserai de côté les relations amoureuses ; hier, le Venezuela a connu le premier décès suite au Covid-19. Nous allons donc voir comment on travaille et meurt ici.

Le salaire des Vénézuéliens a été anéanti depuis longtemps ; aussi la relation au travail de la plupart des employés publics est, à tout le moins, tendue. La réponse du gouvernement a été de subventionner les revenus par des versements mensuels dont les appellations varient selon les périodes de vacances et les journées dites patriotiques (« Bon du Carnaval », « Bon de la Loyauté »), sans affecter l’accès aux prestations sociales. Dans ce scénario, aller travailler est une forme active d’attente. Les plus jeunes sont peut-être enclins à briser ce cercle vicieux et à se lancer dans le monde glamour de l’ « entrepreneuriat » (un mot très prisé des apologistes du néolibéralisme pour enjoliver la précarisation du travail).

* * *

Avant que le virus ne gagne officiellement les rues de la capitale, une autre terreur s’était installée : la hausse des prix. Il est vrai que nous, les Vénézuéliens, avons subi ces dernières années des augmentations de prix jusqu’à deux fois par jour, mais j’avoue que je n’ai pas encore perdu la capacité d’être étonnée lorsque je vois une chaîne pharmaceutique fermer ses portes pendant quelques heures et qu’au retour, elle a augmenté les prix ou pire encore, elle cachera les produits pendant quelques jours afin que — au milieu d’une anxiété généralisée — nous payions « n’importe quoi » pour protéger notre famille de la catastrophe qui se profile à l’horizon.

Je ne tends pas l’autre joue à mon prochain, car je cours le risque qu’il exige le paiement de la gifle.

***

La catastrophe est-elle déjà arrivée ? Le ministère de la Santé avance deux priorités pour faire face au virus : la quarantaine sociale et le lavage des mains. Que quelqu’un le dise à la Ministre de l’Eau ! Certaines zones de la capitale et des environs sont privées d’eau depuis au moins une semaine et c’est morbide de voir des messages à la télévision toutes les X minutes expliquant comment se laver les mains et que pas même la moindre goutte d’eau ne coule de votre robinet. C’est pour cela, et à cause du silence assourdissant qui entoure la situation du système national de santé, que tout le monde s’attendait (certains le souhaitaient ?) à une catastrophe au Venezuela. D’après les rapports officiels, ce ne sera pas la fin du monde ici. Nous allons donc nous maintenir dans ce sauve-qui-peut permanent dans lequel nous vivons.

Le Venezuela a été le premier pays de la région à décréter une quarantaine nationale ; la centaine de cas recensés était liés à des vols provenant principalement d’Europe et d’autres pays. Des mesures de protection pour les hommes d’affaires, les commerçants et les travailleurs ont été décrétées. À la télévision, on voit des images des ponts aériens qui apportent de Chine et de Russie des millions de tests et de kits pour le personnel médical pendant que nous suivons le décompte des morts dans le « premier monde » et que nous pensons : qui sait, la catastrophe s’est peut-être déjà produite et nous ne nous en sommes pas rendus compte.

Neirlay Andrade,
militante communiste et journaliste vénézuélienne