
photo Sputnik/Marco Teruggi
Quand la quarantaine sera terminée, je ferai tournoyer M. jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. Une académie de base-ball a décidé de rester ouverte pour montrer ses talents aux recruteurs gringos. Bilan : 41 nouvelles infections recensées… Couvre-feu à Nueva Esparta. Une île fermée ; cela, seuls peuvent se le représenter Homère, les communistes et les proscrits. Une présentatrice radio : la reine Elizabeth fête ses 94 ans ; elle est propriétaire et maître des dauphins et baleines à je ne sais combien de kilomètres du royaume. Quand j’avais vingt ans, je détestais les vendredis ; ils étaient comme une rupture et je détestais me retrouver seule. À 30 ans, j’aime les dimanches parce qu’ils sont une rupture et je trouve merveilleux tous les jours qui leur ressemblent. J’avoue avec honte que j’apprécie parfois la quarantaine. Poutine appelle. Dans la nouvelle vie, y aura-t-il des retards dans le métro ? Xi appelle. Où vais-je trouver l’argent liquide pour payer le gaz ? Juan Guaidó annonce une prime de 100 dollars pour les médecins. Je regarde la sécheresse de mes mains à force de répéter le rituel de l’eau et du savon et je pense aux milliers de robinets asséchés. Les paramilitaires essaient de s’infiltrer parmi les migrants qui rentrent chez eux. Aurons-nous assez de mémoire pour nous souvenir des subtilités au milieu de tout ce tumulte ? Serai-je capable de fermer les yeux et de voir El Avila en flammes[1] ? Fermer les yeux et se souvenir de la première pluie de l’année ? Trump n’appelle pas. Je suis le fils de la triste Caracas, disait Bolivar. Le marché à terme du pétrole du Texas tombe dans un puits (plein de brut) et ne flotte pas. Le fantôme du crasch de 29 rôde ; sans autant de jazz mais avec beaucoup de reggaeton. L’Europe se brûle les ailes, pas le Venezuela. Celles du Venezuela brûlent depuis longtemps. Indiscutablement, le lendemain de la quarantaine doit être un jour de congé : pour se faire couper les cheveux, errer dans les rues et sourire aux étrangers. Ce serait une horreur de travailler le lendemain de la fin du monde ; se rappeler que nous sommes des esclaves et que les festivités ne nous appartiennent pas. L’année scolaire se termine à la maison. Il y a de nombreuses façons d’être seul ; ma préférée est d’être entourée de gens, à bavarder. On a enregistré 10 décès… des chiffres, des chiffres, des chiffres… Les chaînes de messages de Whatsapp prédisent que nous allons maintenant atteindre le sommet de la courbe de contagion ; je ferais donc mieux de ne pas sortir faire les courses. Et si un de mes proche tombait malade ? Et si je découvrais que nous sommes mortels avant notre heure ? Mais quelle heure ! En quarantaine, j’ai appris qu’il n’y a pas de « temps perdu » ; que chaque minute passée à parcourir un livre sans autre but que le plaisir a été une minute « bien vécue » parce que le temps vécu « comme il se doit » ne m’a pas éloigné plus de la mort. L’état d’alerte et de confinement est prolongé jusqu’au 13 mai.
Neirlay Andrade
militante communiste et journaliste vénézuélienne
Source : https://latinta.com.ar/2020/04/
[1] Le 22 mars, un incendie a ravagé le parc El Avila (https://www.elnacional.com/venezuela/reportaron-incendio-en-el-avila-este-domingo/)