Manuel Zelaya : « Les changements découlent de luttes politiques »

Le Honduras a subi un coup d’État le 28 juin 2009. Le renversement du président constitutionnel Manuel « Mel » Zelaya a été une première étape déterminante dans la tentative de recomposer le néolibéralisme dans la région. Peu après le coup d’État, Zelaya a alerté qu’il ne s’agissait pas seulement d’une attaque contre la société hondurienne, mais d’une menace pour toute l’Amérique latine. L’analyse de l’ancien président était juste et les faits l’ont confirmé : coup d’État parlementaire au Paraguay contre Fernando Lugo (2012), coup d’État parlementaire au Brésil contre Dilma Rousseff, coup d’État en Bolivie contre Evo Morales (2019).

Diario Contexto s’est entretenu avec Manuel Zelaya sur le coup d’État de 2009, la poussée de la droite dans la région et les fraudes successives au Honduras.

Manuel Zelaya

Considérez-vous que le coup d’État contre vous était la première étape réussie de la droite dans sa stratégie de reprise du contrôle de la région ?

Les motivations, les mobiles qui sous-tendent les faits sont une partie essentielle des faits eux-mêmes. Ainsi la situation actuelle en Amérique latine est due à un contexte qu’il est important d’apprécier dans son ensemble. Afin de comprendre l’essence des événements et ne pas me contenter de les commenter, je voudrais préciser ceci : l’émergence d’un processus socio-populaire dans la région est apparue à la fin du XXe siècle, lorsque le modèle économique imposé par la chute du mur de Berlin a prévalu, un modèle économique qui impliquait l’empire du dollar, la décision du monde d’entrer dans la mondialisation économique, le fait que tout devait être converti en affaires et que sur la planète l’intérêt égoïste, personnel et lucratif prévalait sur toute idée d’humanisme ou de sentiment social. Le commerce, les intérêts financiers, la spéculation ont prévalu.

C’est dans ce contexte que les premières protestations sont nées avec force au Venezuela, contre Carlos Andrés Pérez, avec le Caracazo (sans oublier qu’il y a une histoire avant cela avec le fameux Bogotazo, avec la Révolution cubaine, avec les effets du monde de l’après-guerre, etc.) À la fin du 20e siècle, les peuples ont commencé à s’exprimer fortement pour un changement de système, et c’est à ce moment qu’est apparu le Venezuela avec Hugo Chavez Frias. Il apparaît comme un véritable interprète, authentique, avec un leadership éminemment populaire et social, avec une grande sensibilité à la demande de changement du peuple en Amérique latine.

Cette offensive populaire, sociale, politique, pacifique et démocratique qui a surgi au Venezuela à la fin du XXe siècle (sans ignorer, par exemple, la révolution démocratique de Salvador Allende en 1973 au Chili, sans ignorer qu’avant Hugo Chávez il y avait eu 173 coups d’État planifiés par l’Agence centrale de renseignement américaine et sans ignorer qu’il y avait une volonté de contrôler la société avant tous ces événements), cette apparition a réveillé une vague que l’on a appelée « le socialisme du XXIe siècle ».

Ce socialisme du XXIe siècle a dominé le sens social que l’histoire devrait avoir, le sens humain que tout pacte social devrait avoir, a prévalu dans la conscience des peuples d’Amérique latine et des Caraïbes pendant toute la première décennie du XXIe siècle. Il y a le phénomène des Kirchner en Argentine, Rafael Correa en Équateur, Evo Morales en Bolivie, Fernando Lugo, un évêque qui s’est converti égalment en étendard des mouvements sociaux et de gauche au Paraguay, Ortega au Nicaragua avec le Front sandiniste et le Front Farabundo Martí au Salvador, et moi, qui viens d’un parti de centre-droit, proposant un « libéralisme prosocialiste », une idéologie qui n’existe même pas dans le concept académique, mais j’ai proposé dans mon gouvernement un libéralisme de centre-gauche et prosocialiste. Deux symboles idéologiques opposés, mais marchant vers un processus.

Un jour, Ignacio Ramonet m’a envoyé une question pour Le Monde Diplomatique pour clarifier cette contradiction dans l’idée d’un libéralisme prosocialiste, et je lui ai dit que « cela ne peut être compris que comme une idéologie transitoire dans un processus. Nous marchons vers le socialisme ». Le libéralisme démocratique épuisé, le néolibéralisme économique épuisé, le capitalisme sauvage totalement contre-productif, antagoniste de la démocratie, antagoniste de l’humanisme, antagoniste de la sensibilité sociale des peuples, doit s’inscrire dans la dialectique humaine en créant une nouvelle pensée.

Avez-vous pris des mesures concrètes dans ce sens ?

J’ai décidé, par exemple, d’adhérer à l’ALBA [Alternative bolivarienne pour les Amériques]. Ses principaux dirigeants m’ont dit : « Si vous rejoignez l’ALBA, vous allez avoir des problèmes avec les Etats-Unis ». Et c’est ce qui s’est passé. Ils m’ont enlevé, je me suis réveillé en pijama au Costa Rica, du jour au lendemain.

En rejoignant Petrocaribe, l’ALBA, j’ai mené des actions pour faire venir du pétrole du Venezuela en brisant le monopole des oligarchies économiques européennes et nord-américaines, créant ainsi un schéma d’ouverture démocratique pour le Honduras. J’ai engagé des relations fortes avec Cuba, nommé un ambassadeur à Cuba, fait venir des médecins cubains (c’est pour souligner les exploits des médecins cubains, les autres pays vous envoient des armes et Cuba vous envoie des médecins), fait venir des enseignants cubains pour créer tout un programme d’alphabétisation de masse. J’ai pris des mesures, dans le cadre du marché néolibéral, pour faire croître l’économie et j’ai réussi à faire croître l’économie de 6,6 % par an pendant les trois premières années avant qu’ils ne m’éliminent. La pauvreté a été réduite, le pays avait les meilleurs indicateurs en Amérique latine, nous avons réussi à réduire la dette extérieure à 17% du PIB. Le Honduras avait la dette extérieure la plus faible de toute l’Amérique latine et des Caraïbes.

Alors, pourquoi m’ont-ils expulsé ? Ils ont lancé un raid à la baïonnette sur ma maison, sans procès, sans présomption d’innocence, sans me donner le droit de me défendre. Les militaires ont fait une descente chez moi, m’ont enlevé et expulsé au Costa Rica.

La raison est qu’un processus de changement vers le socialisme en Amérique latine n’a pas été accepté par les ultra-conservateurs de droite, tant Nord-américains (les faucons de Washington) qu’Européens, qui sont toujours associés, tout comme ils étaient opposés à l’indépendance de nos pays, ils les considèrent maintenant comme des fiefs pour leurs grandes multinationales, pour leurs grandes projets commerciaux. Ils s’opposent à toute forme d’organisation par laquelle le peuple pourrait faire valoir ses droits.

Ce sont les principales raisons qui ont provoqué la première chute au 21e siècle d’un gouvernement démocratique. Ensuite, il y a eu une succession de chutes de gouvernements démocratiques parce qu’il y a une restauration conservatrice qui cherche à arrêter toute formation d’organisation sociale et populaire à des fins politiques. Les organisations sociales et populaires sont autorisées si elles défendent les droits humains, les droits du travail ou les conquêtes sociales, mais jamais si elles ont des fins politiques, car c’est à des fins politiques que se prend le pouvoir et que se transforme la société. La société ne change que lorsqu’il existe des organisations politiques pour la changer. Les syndicats et les organisations sociales les soutiennent, mais les changements ne sont pas apportés par les églises ou la société civile. Les changements se font à partir de la lutte politique. Et c’est ce qu’ils ne permettent pas, ils bloquent l’ALBA et toutes les manifestations de l’unité latino-américaine.

Vous avez dit que le Honduras a été transformé en un laboratoire des États-Unis. Pouvez-vous nous expliquer cette idée ?

Le XXe siècle s’est caractérisé par des coups d’État, des assassinats de présidents, des sabotages, des actes clandestins, du terrorisme, etc. Rappelez-vous la Doctrine de Sécurité Nationale. Souvenez-vous des coups d’État en Argentine, au Chili, au Brésil, en Uruguay, ici au Honduras et dans toute l’Amérique centrale, partout.

Le seul endroit où il n’y a pas eu de coups d’État au XXe siècle c’est aux États-Unis ; il n’y a jamais eu de coup d’État là-bas. Là-bas, quand un président se met en travers de leur chemin, ils l’assassinent. Ils résolvent le problème à la racine. Parce qu’un coup d’État détruit la structure de la société. Il détruit le pacte social. C’est une incitation à une guerre civile. Aux États-Unis, le peuple est armé, et c’est permis par la Déclaration d’indépendance et la Constitution de la République elle-même, qui stipule que le peuple a le droit de renverser un gouvernement qui le trahirait. C’est pourquoi un coup d’État là-bas provoquerait immédiatement une guerre civile. En tout cas, il n’y a personne pour les planifier là-bas, car ceux qui les planifient dans nos pays sont les ambassades des États-Unis et le Commandement Sud.

Le Honduras était considéré comme le maillon faible de l’ALBA, parce que nous sommes pacifiques, parce que nous n’avons pas d’armée pour servir les intérêts de notre peuple. L’armée hondurienne est formée, financée et même mise sur pied par l’armée américaine. Les yeux des militaires honduriens sont les mêmes que ceux des gringos. Il n’y a pas d’armée pour défende le peuple. Il y a une armée qui défend l’oligarchie, les biens, les usines et les intérêts économiques des riches et des puissants.

Il est évident qu’ils ne voulaient pas d’un démocrate à la présidence de la République. Toute la société bourgeoise s’est sentie concernée par les mesures de développement que je prenais, même si elles ont profité de mes mesures de développement, elles ont eu de grands avantages parce que le pays se développait comme « les tigres asiatiques ». Cependant, ils ne s’en souciaient pas, car ils ont peur du peuple. Si vous organisez le peuple, si vous organisez les travailleurs, l’oligarchie meurt d’angoisse. Comme je l’ai dit, les oligarchies acceptent qu’on organise le peuple pour des revendications sociales. Ensuite, ils donnent un peu de ce qu’il demande pour le calmer et c’est tout. Ils acceptent également que vous organisiez les gens en partis politiques qui passent des accords avec eux, mais comme ils possèdent les grandes entreprises de médias, ils gèrent le capital, ils gèrent l’argent, ils contrôlent les partis politiques par le biais des médias, des banques et de tout le système. Ainsi, ils vous permettent d’organiser des partis politiques. Mais former un parti politique révolutionnaire qui organise le peuple pour qu’il revendique ses droits, ils ne sont pas prêts de l’accepter. Et c’était notre objectif.

J’ai été renversé au matin du 28 juillet 2009. Ils ont prétendu que la consultation populaire que j’organisais était illégale. Alors ils m’ont expulsé. Au lieu d’ouvrir un processus pour que j’aille défendre l’action de l’exécutif, qui était totalement transparente et légale, ils m’ont expulsé. Soixante jours plus tard, Barack Obama (démocrate), alors président des États-Unis, a annoncé l’installation de sept bases militaires en Colombie pour attaquer le Venezuela. Peu après, ils ont démis Fernando Lugo au Paraguay, attaqué Rafael Correa en Équateur, déposé illégalement Dilma Rousseff au Brésil, emprisonné Lula da Silva, et se sont livrés à un terrible carnage contre le Venezuela, le Nicaragua et Cuba (symbole de la rébellion du peuple pour faire valoir ses droits face à un système qui l’opprime).

Voyez-vous un parallèle entre ce qui vous est arrivé et ce qui arrive maintenant à Evo Morales ?

Il faut regarder qui étaient les présidents de l’ALBA : Hugo Chávez est mort, (nous devons enquêter sur la façon dont il est mort en dix-huit mois à l’âge de 58 ans) ; Evo Morales, renversé et expulsé de Bolivie ; moi, renversé et expulsé du Honduras.

Pendant deux ans, je resté hors du Honduras puis je suis revenu et j’ai fondé un parti politique avec le peuple, avec la résistance. Nous sommes dans la lutte. Nous avons connu deux fraudes en huit ans. Deux fraudes électorales monstrueuses et publiques, mais comme il s’agit d’un petit pays au milieu de l’Amérique et que sa disparition n’affecte pas les États-Unis, ces fraudes n’ont eu aucun impact sur l’actualité.

Dans l’une des fraudes, l’ambassadeur américain s’est présenté au tribunal électoral et a déclaré : « Je suis ici pour garantir que 5 000 nouveaux bulletins de vote seront fabriqués », afin que le perdant gagne. Une chose honteuse.

Lors de la dernière fraude, il y a deux ans, en deux jours, le système de comptage des votes a été en panne 680 fois. C’est ce que dit le rapport de l’OEA. Luis Almagro est sorti et a déclaré : « Je ne peux pas reconnaître les résultats au Honduras. Je demande que les élections soient réorganisées ». Mais le Département d’État est arrivé et a dit : « Non. Ici, c’est le gagnant qui gagne. Nous allons faire 5 000 nouveaux procès-verbaux. Ici, ils ont travaillé avec 18 000 procès-verbaux, et une semaine après l’élection, ils en ont fait 5 000 nouveaux.

Le soir des élections, l’État lui-même avait déjà déclaré qu’avec 71% des votes comptés, l’alliance d’opposition que nous avons formée avait un avantage de près de 4 points. Il leur a fallu sept heures pour donner le premier résultat préliminaire parce qu’ils perdaient et plus les chiffres arrivaient, plus l’écart se creusait. Ils nous ont déclarés vainqueurs et le peuple est venus fêter ça. Le lendemain, ils ont déclaré l’état de siège. Nous avons été assiégés pendant dix jours. Les militaires sont descendus dans la rue. Ils ont massacré le peuple. C’est ce que disent les rapports des Nations Unies. Ils ont tué des jeunes gens d’une balle dans la tête dans toutes les villes du Honduras où les gens célébraient leur triomphe.

Le système est tombé en panne 680 fois, ils ont arrêté de communiquer les résultats et les États-Unis sont arrivés en disant : « Nous allons faire 5 000 nouveaux procès-verbaux ». Ils les ont fabriqués ici, à Tegucigalpa. Devant le monde entier. Et qu’a fait l’Europe ? Elle s’est tue et a reconnu le triomphe de l’usurpateur, de l’illégitime, illégitimement réélu parce que la Constitution l’interdisait.

Ici, il n’y a pas seulement eu un coup d’État. Les fraudes, les escadrons de la mort, les assassinats de défenseurs de l’environnement, de défenseurs des droits de l’homme, de dirigeants syndicaux et paysans. Nous avons maintenant plusieurs prisonniers politiques. Ici, ils détruisent les rivières et les forêts. C’est un capitalisme prédateur et criminel qui opère au Honduras. Pour défendre tout cela, comme ils ne peuvent plus le défendre d’un point de vue rationnel, ils utilisent la violence, la manipulation, les médias. Comme dans le reste de la région, ils utilisent la judiciarisation de la politique, la guerre juridique.

Quelles sont les chances d’un retour à la démocratie au Honduras ?

Nous retournons aux élections dans un an et deux mois. On s’organise. Ne dit-on pas que « la troisième fois, c’est la bonne » ? Comme avec Andrés Manuel López Obrador. Pour lutter contre la fraude qui s’installe, nous devons gagner avec 300 000 ou 400 000 voix de diférence. Tout comme Andrés Manuel en a obtenu huit millions. C’est ce dont nous avons besoin pour vaincre la fraude et la dictature et pour pouvoir montrer aux États-Unis que ce peuple veut la démocratie, qu’il est pacifique et ne veut pas de guerres, qu’il ne veut pas de morts. Pour leur montrer que ce que veut le peuple, c’est de la compréhension. Si c’est le cas, je crois que ces empires, tant l’Europe que les États-Unis, vont comprendre qu’ils doivent respecter l’autodétermination des peuples, qu’ils doivent respecter le droit des peuples à vivre dans la dignité.

Comment voyez-vous le présent et l’avenir de la région ? Pensez-vous qu’il soit possible de concrétiser le projet d’unité latino-américaine ?

Tout au long de l’histoire, tous les analystes ont toujours parlé des contradictions naturelles de l’homme et de la société, ainsi que des flux et reflux de l’histoire. Nous sommes probablement maintenant à l’un des sommets de l’histoire du pouvoir géopolitique. J’ai tendance à penser que si la société n’avançait pas face à ceux qui l’ont historiquement soummise et dominée (par les armes, par la force, par la tromperie, par la manipulation, par la perversité des êtres humains qui sont de nature plus égoïste que religieuse), nous serions encore à l’âge des cavernes. La société avance d’elle-même, même si on nous tue, même si on nous subissons des coups d’État, même si les personnes qui protestent sont sacrifiées, sans quoi nous continuerions à vivre dans l’esclavage. Il y a un néo-esclavagisme et un néocolonialisme, mais la société continuera à progresser malgré tout.

Comme le dit le dicton populaire, « Aucun mal ne dure cent ans, ni aucun corps qui puisse lui résister ». Regardez le Mexique, deux horribles fraudes contre Andrés Manuel López Obrador (l’une du PRI et l’autre du PAN) et il renaît de ses cendres comme un grand libérateur face au monstre du néolibéralisme et au monstre du capitalisme qui exploite et détruit les nations. Le peuple mexicain a accordé un vote massif à Andrés Manuel et maintenant il se bat contre le monstre principal qui est à l’intérieur comme une cinquième colonne. Mais j’ai une totale confiance en ce que les peuples continuent d’avancer.

Entretien réalisé par Hector Bernardo pour Diario Contexto

Source : https://www.diariocontexto.com.ar/2020/09/29/entrevista-a-manuel-zelaya-los-cambios-se-hacen-desde-las-luchas-politicas/

Traduction : Venesol