Le Congrès péruvien prolonge la crise qu’il a créée

Le Parlement monocaméral était censé élire le remplaçant de Merino, mais 77 des 130 membres du Congrès ont boycotté l’élection de Rocio Silva Santisteban, un candidat de gauche. Merino a été en fonction pendant six jours.

Ce lundi matin, les Péruviens n’ont pas de président. Après la démission de Manuel Merino — élu lundi dernier par le Parlement qu’il présidait après avoir démis de ses fonctions dans une décision qualifiée d’illégale par plusieurs juristes, l’ancien président Martin Vizcarra —, tombé en raison des protestations massives contre son gouvernement, qui ont duré moins d’une semaine, le Parlement a prolongé la grave crise politique qu’il a créée. Hier, le Parlement monocaméral était censé élire le remplaçant de Mérino, mais 77 des 130 membres du Congrès ont boycotté l’élection de l’unique candidate, Rocío Silva Santisteban, du Frente Amplio, un parti de gauche, qui aurait dû être une candidate de consensus.

Silva Santisteban a obtenu 42 votes en faveur, mais 52 ont voté contre et 25 autres se sont abstenus. Les fujimoristes et d’autres groupes de la coalition de droite, dont beaucoup de leurs membres les plus importants sont sous le coup de diverses accusations de corruption, ont été en première ligne pour boycotter une issue à la crise qu’ils ont provoquée. Ils ont rejeté l’élection de Silva Santisteban. Une décision irresponsable qui prolonge et aggrave la crise et place une fois de plus le Congrès au centre de la crise politique du pays et menace de déclencher à nouveau des protestations massives dans les rues.

Silva Santisteban

Si elle avait été élue, Silva Santisteban, 57 ans, poète, journaliste, professeure d’université et militante des droits humains et des droits des femmes, serait devenue la première femme à devenir présidente du Pérou et aussi la première personne d’un parti de gauche à gouverner le pays. Elle est l’une des deux législateurs, sur les huit membres du parti Frente Amplio, qui ont voté contre la destitution de Vizcarra et contre l’arrivée au pouvoir de Merino.

La vacance du pouvoir causée par l’échec de l’élection d’un remplaçant pour Merino pourrait favoriser le retour de l’ancien président Vizcarra. Un procès est en cours devant la Cour constitutionnelle pour définir si « l’incapacité morale permanente » peut permettre de révoquer un président. Vizcarra a été démis sur l’accusation d’avoir reçu des pots-de-vin lorsqu’il était gouverneur entre 2011 et 2014, accusation basée sur certaines déclarations, toujours sous enquête. Si la Cour constitutionnelle détermine que cette figure constitutionnelle ambiguë ne s’appliquait pas en l’espèce, comme l’indiquent plusieurs juristes, elle confirmerait que la révocation de Vizcarra était inconstitutionnelle, mais la Cour devra définir si sa décision est rétroactive ou non, c’est-à-dire si elle laisse la révocation de l’ancien président sans effet et, par conséquent, si Vizcarra doit être réintégrée à la présidence, ou si sa décision régit comme une clarification doctrinale de cette figure constitutionnelle pour l’avenir. D’importants juristes sont enclins à suivre cette deuxième option. Le débat est ouvert sur le sujet et la Cour a demandé une session d’urgence aujourd’hui, lundi, pour examiner cette question.

« Que la Cour constitutionnelle se prononce. La population et la communauté internationale attendent de la Cour qu’elle se prononce », a déclaré hier M. Vizcarra, qui attend une décision qui pourrait le ramener au pouvoir. « Une dictature a émergé », a-t-il dit, en faisant référence à Mérino. Il a félicité les jeunes pour leur mobilisation et a qualifié les deux étudiants tués par la police de « héros ». Vendredi, le bureau du procureur a ordonné que Vizcarra soit interdit de quitter le pays pendant 18 mois en raison de l’enquête pour corruption qui a été ouverte contre lui.

Dans les rues, toute l’indignation a été dirigée contre Merino et le Parlement suite à la décision de destituer l’ancien président prise par des parlementaires eux-mêmes sous le coup d’accusations de corruption, mais les manifestants ont tenu à préciser que leur mobilisation ne vise pas à défendre Vizcarra. Plusieurs jeunes qui manifestaient contre Merino samedi soir le précisaient : « Nous ne sommes pas ici pour défendre Vizcarra, nous sommes ici pour défendre la démocratie. Vizcarra devra être jugée en temps utile », déclarait Ximena Guevara, une avocate de 26 ans. Beaucoup s’exprimaient dans le même sens. Toutes les voix appelaient au départ de Merino, très peu au retour de Vizcarra. « C’est pour la démocratie, pas pour Vizcarra » pouvait-on entendre et lire sur les affiches.

Alors que le Congrès se réunissait pour décider qui élire pour remplacer Merino et sortir de la crise qu’il avait lui-même créée, à la périphérie du Parlement et dans les rues et les places de tout le pays, des milliers de personnes qui, la semaine dernière, protestaient pour exiger le départ de Merino étaient encore mobilisées, dans l’attente de cette décision. Ils ont exigé que la personne désignée à la présidence du pays ne soit pas l’un des 105 membres du Congrès de la coalition qui a porté Merino au pouvoir. Ils ont averti que si cela se produisait, les protestations reprendraient. Les manifestants n’étaient prêts à accepter que l’élection d’un des 19 législateurs ayant voté contre la destitution de Vizcarra, qui a porté Merino au pouvoir. Au final, le Congrès n’a élu personne lors du vote d’hier soir et a prolongé l’incertitude, le vide du pouvoir et la crise.

Le Congrès a mis Merino au pouvoir, par une décision qualifiée par la majorité du pays de coup d’État parlementaire, et la rue l’a mis hors d’état de nuire. Six jours de protestations continues ont conduit à la chute du très court régime de Merino, qualifié d’ « usurpateur ». Il avait été nommé président lundi par le Congrès qu’il préside, entré en fonction mardi, nommé jeudi à son cabinet dominé par l’extrême-droite, et contraint de démissionner dimanche. La mort samedi soir de deux jeunes gens lors de manifestations anti-gouvernementales a déclenché les dernières heures de la présidence très contestée et précaire de Merino, qui avait formé un gouvernement basé sur la rancœur de l’ultra-conservatisme péruvien.

Les morts sont deux étudiants universitaires, Jack Pintado, 22 ans, et Inti Sotelo, 24 ans. Pintado est mort de multiples impacts de balles au visage, au cou et à la poitrine, Sotelo d’une balle dans la poitrine. Leurs morts et leurs blessures sont un témoignage dramatique de la répression brutale du gouvernement Merino d’ultra-droite contre les protestations des citoyens. Dans son bref message de démission, Merino n’a pas assumé la responsabilité de cette répression. Il pourrait à présent être poursuivi pour ces actes.

Les deux décès se sont produits dans le centre de Lima, le théâtre des plus grandes manifestations qui, depuis lundi soir, lorsque Vizcarra a été démis et que Merino a été nommé pour le remplacer avec le soutien de membres du Congrès dénoncés pour corruption, se sont répétées simultanément dans tout le pays, et dans la capitale. Elles se sont produites dans différents quartiers, des quartiers populaires aux zones résidentielles. Il s’agissait des plus grandes manifestations que le pays ait connues depuis longtemps.

La mobilisation de samedi, comme les précédentes, a été pacifique, jusqu’à ce que la police attaque les manifestants, en grande majorité des jeunes, en tirant des gaz et des balles. Ils ont tiré sur le corps. Un jeune homme marchait dans le nuage de gaz lacrymogène qui commençait à couvrir l’endroit en levant une pancarte qui disait : « Maman, je suis sorti pour défendre ma patrie, si je ne reviens pas, je suis parti avec elle ». À quelques mètres de là, tombaient les deux étudiants qui ne rentrerons plus chez eux.

Ce dimanche, Merino, dont la situation était intenable, a démissionné de la présidence dans un bref message télévisé d’un peu plus de cinq minutes. Sa démission a transformé les protestations en célébrations. Des milliers de citoyens qui étaient dans la rue pour exiger sa démission ont commencé à faire la fête. Les cris de « Merino ne me représente pas », « Dehors les corrompus » ont été remplacés par « Oui, nous le pouvons ». Dès que Mérino a fini de parler, on a entendu des concerts de casseroles dans toutes les villes, dans tous les quartiers de Lima. Ces « cacerolazos » qui, ces derniers jours, étaient des signes de protestations, rythmaient la fête ce dimanche.

Lors des mobilisations massives d’hier dans les rues et sur les places du pays, qui ont duré jusqu’au matin, on a célébré la chute du gouvernement dénoncé comme « usurpateur », mais on a aussi ressenti de la douleur pour la mort des deux étudiants, dans l’attente de ce qui allait arriver dans les prochaines heures. Beaucoup sont venus manifester habillés de noir, en signe de deuil pour les deux étudiants tués lors de la répression des mobilisations citoyennes.

Carlos Noriega

Source : pagina12

Traduction : Venesol