Le bien commun comme alternative au néolibéralisme

En Colombie, la résistance et la mobilisation sociale ont rendu possible le développement de relations de solidarités et d’attentions collectives qui reconstruisent le tissu social et créent de nouvelles expressions de radicalisme populaire organisé depuis la rue.

Les manifestations qui ont débuté le 28 avril en Colombie ont atteint une ampleur sans précédent dans l’histoire du pays. Alors qu’une partie de la population mobilisée se reconnaît dans les syndicats et les organisations regroupés dans le Comité National de la Grève, une part importante de ceux qui résistent dans la rue ne reconnaît pas cette figure et soutient des revendications allant de l’accès aux droits fondamentaux à la convocation d’une assemblée constituante.

La caractéristique spécifique de ce mouvement soulève de nombreuses questions sur son caractère et sa portée. Dans ce qui suit, nous tenterons de montrer comment la mobilisation prolongée rend possible l’émergence de subjectivités qui revendiquent le commun comme alternative au néolibéralisme et à la violence institutionnalisée, constituant ce qui pourrait être la base d’un nouveau radicalisme politique capable de provoquer un tournant dans l’histoire de la Colombie.

L’état de guerre en tant que mécanisme institutionnel d’accumulation du capital

Dans les périphéries du monde et aux frontières des marchandises, l’accumulation capitaliste s’impose en transformant les relations sociales et de production qui se sont maintenues en dehors de la sphère du capital. L’expansion de l’accumulation est rendue possible par la destruction des biens communs, ces systèmes de relations sociales fondés sur la coopération grâce auxquels nous partageons nos moyens de subsistance et les tâches de soin. La transformation de ces relations conduit à que s’impose l’idée d’individualité qui nous sépare des autres et de la nature, nous condamnant à une sorte de solidarité médiatisée par l’échange marchand. Tout cela pour s’assurer l’appropriation privée des biens naturels et d’autres droits pour les transformer en marchandises ou en services.

En Colombie, l’accumulation du capital a pris des formes particulièrement violentes. Les guerres civiles sont une constante depuis le début de la république. L’état de conflit armé latent a servi à garantir la domination des élites oligarchiques, dont le pouvoir découle du régime de l’hacienda établi à la fin de la période coloniale. La prolongation du conflit armé interne est devenue une partie de l’accord institutionnel des élites pour garantir l’accumulation du capital, préserver leurs privilèges et fournir les conditions politiques et sociales pour l’expansion du capital transnational sur le territoire.

La guerre constitue le capital politique des secteurs les plus rétrogrades des élites qui, se basnt sur la doctrine de la sécurité nationale, proclament l’existence d’un ennemi intérieur pour justifier la militarisation et l’autoritarisme, ainsi que pour stigmatiser les expressions d’opposition, les organisations sociales et les défenseurs des droits humains et pour traiter la contestation comme s’il s’agissait d’une guerre.

Au niveau social, la guerre prolongée naturalise la violence, approfondissant des traits culturels tels que la méfiance, l’individualisme, le machisme et la dévalorisation de la vie, attaquant le tissu social et les stratégies de coopération communautaire. Dans le domaine économique, la guerre garantit la dépossession violente des terres et la croissance des grands domaines, qui permettent l’avancée des monocultures agro-industrielles, des projets miniers et énergétiques, et la production de drogues illicites.

L’état de guerre lié à l’accumulation violente dans le cadre du néolibéralisme a conduit la Colombie à enregistrer le plus grand nombre de victimes de déplacements forcés au monde depuis les années 1980. Une partie des millions de personnes expropriées des zones rurales ont fui vers les grandes villes, se regroupant à la périphérie des villes pour former ce que l’on appelle des « quartiers d’invasion ». Cette « invasion » des dépossédés nourrit jour après jour les quartiers populaires. En même temps, le chômage, la précarité de l’emploi et l’absence de droits fondamentaux, ajoutés au racisme structurel, condamnent ces populations à l’abandon absolu, provoquant un vide souvent comblé par la criminalité qui abonde dans les coins de l’informalité.

L’aggravation des inégalités alimente les cycles de violence par la reproduction de ce que Marx appelait la « population excédentaire ». En Colombie, comme dans d’autres régions du Sud, cette population correspond aux personnes dépossédées de leurs moyens de subsistance, qui ne peuvent accéder à un emploi formel et sont contraintes de survivre dans la précarité absolue et l’informalité. Ainsi, les bidonvilles où se concentrent les pauvres sont transformés en fabriques à produire la violence : assassinats, disparitions, et arrestations. Dans un pays où 42,5% de la population vit dans la pauvreté, l’institutionnalité de la guerre ne manque pas de combustible.

Plus d’un an après le début de la pandémie, la fracture sociale n’a fait que se creuser. Et le mécontentement a explosé. La mobilisation du mois dernier en Colombie est sans précédent dans l’histoire du pays et ce sont précisément ces jeunes sans visage des bidonvilles qui sont devenus les protagonistes de la résistance.

La pandémie a révélé l’échec du néolibéralisme. Les habitants des quartiers populaires, déjà désespérés, ont perdu les maigres revenus qu’ils pouvaient gagner dans le secteur informel, et ont été condamnés à la faim et à la mort par une politique d’État qui ne laisse aucune place aux programmes sociaux ou de prévention. Pendant le confinement, la population démunie était même privée de solidarité. En raison de la difficulté à se retrouver, l’explosion sociale est devenue non seulement une manifestation de rage et de mécontentement, mais aussi la seule manière permettant de mettre en place des stratégies de coopération et de soins collectifs au milieu de la crise.

La résistance des jeunes des quartiers populaires, qui depuis plus d’un mois endurent les attaques brutales de l’armée, de la police et du paramilitarisme urbain, se caractérise par des symbolismes qui reflètent une rupture avec l’ordre qui les condamne à être la chair à canon de la guerre institutionnalisée. Ces symboles sont le reflet d’un processus social de récupération du commun qui peut fournir de bases pour la construction d’une alternative au néolibéralisme et à la violence systémiques.

Le commun comme expression d’une nouvelle radicalité populaire anti-néolibérale

La « primera línea » (« première ligne ») est devenue le symbole de la grève nationale. Ce sont des groupes de jeunes des quartiers populaires qui, armés de casques et de boucliers artisanaux, contiennent les attaques de la police pour protéger les autres manifestants. En outre, ils sont chargés de la protection de la communauté et du maintien des barrages dans les rues, garantissant la continuité de la mobilisation et avec elle la réappropriation des espaces urbains, qui deviennent des points de rencontre pour le développement de journées culturelles, politiques et de soins communs basés sur la coopération.

Chaque avancée de la première ligne dans les rues est suivie de processus de réappropriation collective de l’espace. C’est le cas de certains commissariats qui, après avoir été incinérés dans le cadre des manifestations, ont été réadaptés par la population mobilisée pour en faire des bibliothèques et des centres culturels autogérés. Ces derniers jours, la garde indigène a décerné le titre de « garde communautaire » aux membres de la première ligne à Bogota lors d’une cérémonie. Cela met en évidence les points de rencontre qui apparaissent entre les expressions rurales et urbaines de résistance et d’organisation, orientées vers la reconstruction du commun comme alternative à la violence capitaliste.

Derrière la première ligne, d’autres groupes de manifestants soutiennent le blocage de la police. Parmi eux, ceux qui secourent les blessés et les emmènent dans des centres de soins gérés par des professionnels de la santé et d’autres volontaires. Dans des villes comme Cali, ces centres de santé ont accueilli des personnes venues pour des raisons sans rapport avec la manifestation mais ne disposant d’aucun type d’assurance médicale, ce qui en fait la seule possibilité de recevoir des soins médicaux de base.

Pour soutenir la contestation, il y a des points de collecte de nourriture et de fournitures donnés par d’autres parties de la population. Ces aliments sont cuisinés dans des cantines communautaires gérées collectivement par les habitants des quartiers entourant les points de résistance. Elles sont chargées de préparer de grandes quantités de nourriture pour alimenter ceux qui participent aux manifestations et aux journées culturelles, permettant même aux familles des jeunes de la première ligne (comme c’est le cas dans certains quartiers de Cali et de Bogota) de se rendre dans les centres de collecte communautaires pour s’approvisionner quotidiennement.

Ce ne sont là que quelques images qui montrent comment la résistance et la mobilisation sociale soutenue ont conduit à l’émergence de relations de solidarité, de soins collectifs et de coopération qui reconstruisent le tissu social endommagé par la guerre grâce à l’appropriation de l’espace urbain comme bien commun. Les espaces de résistance sont devenus à la fois des centres de soins collectifs, où les gens ont accès à des besoins de base comme la nourriture, et des lieux où les relations sociales sont reconstruites pour forger de nouvelles subjectivités politiques qui sauvent la communauté par opposition à l’individualisation et à la compétition promues par le néolibéralisme.

Loin d’être anecdotiques, ces lieux sont le résultat de la lutte sociale des dépossédés contre le désastre du néolibéralisme. Là, le commun émerge comme une alternative à la crise, et une fenêtre d’opportunité s’ouvre pour la transformation des institutions qui perpétuent la guerre en faveur de l’accumulation capitaliste en Colombie. La mobilisation soutenue a contribué à saper le discours de l’ennemi intérieur promu par la droite pro-guerre, ouvrant la voie à une revalorisation de la vie par la solidarité et la résistance, facilitant la rencontre avec les autres pour forger une culture du commun centrée sur la coopération et favorisant la construction de réseaux de solidarité urbains-ruraux pour faire face à la dépossession.

La grève nationale en Colombie est l’un des événements politiques les plus importants de ces dernières décennies, non seulement pour sa signification politique, mais aussi pour sa capacité à mettre en place des expériences culturelles alternatives. Les mouvements sociaux traditionnels et les organisations de gauche doivent reconnaître toute l’ampleur et le potentiel de ces espaces de résistance et de lutte collective, car c’est dans le cadre de ces espaces qu’émergent de nouvelles expressions du radicalisme populaire, centrées sur la communauté.

Ces expressions, même si on pourrait espérer qu’elles atteingnent des niveaux d’organisation plus élevés, doivent être intégrées dans le jeu et la confrontation politique générale. Elles montrent que les espaces communs menacés par l’accumulation capitaliste peuvent être récupérés par la mobilisation et la lutte soutenue, et que les alternatives radicales au néolibéralisme peuvent être la base de la construction d’un projet pour un pays qui aurait pour centre une politique de la vie.

J. Sebastian Reyes Bejarano

Source : Jacobin América latina Traduction : Venesol