La vengeance de Chevron

Steven Donziger, qui a représenté les peuples indigènes de l’Équateur dans le procès contre la multinationale, est assigné à résidence depuis 700 jours.
« Le problème fondamental est que Chevron a détruit l’Amazonie équatorienne et que j’ai fait partie d’une équipe juridique qui a demandé à l’entreprise d’en répondre », déclare Donziger, surveillé 24 heures sur 24 aux États-Unis par un bracelet électronique.

Steven Donziger

Ce 6 juillet, l’avocat Steven Donziger purgera son 700e jours d’assignation à résidence à Manhattan. Son cas explique comment une multinationale peut prendre en otage un lanceur d’alerte pour une durée indéterminée. Il ne s’agit pas de n’importe quelle société puisqu’il s’agit de la compagnie pétrolière américaine Chevron, l’une des entreprises les plus polluantes de la planète. L’entreprise dispose d’une armée d’avocats à son service, de ressources et d’une influence notable dans le système judiciaire américain qui a acculé son accusateur. Ils ont appliqué ce que l’on appelle dans le langage juridique étasunien le « Slapp » ou procès privé contre la participation publique. Un moyen pour les puissants d’intimider et/ou de faire taire leurs détracteurs au moyen d’une batterie de poursuites judiciaires.

Susan Sarandon, présente

Donziger n’est cependant pas seul. Il a annoncé une manifestation contre les attaques de Chevron pour le 6 juillet à 18 heures, dans laquelle il sera accompagné par l’actrice Susan Sarandon. Le musicien Roger Waters, l’acteur Peter Coyote, l’écrivaine Marianne Williamson et d’autres personnalités du milieu artistique lui ont également apporté leur soutien cette année. Ils ne sont pas les seuls, mais peut-être les plus visibles. L’avocat qui a défendu les peuples indigènes d’Équateur — décimés sur leurs terres contaminées par le pétrole en Amazonie — dans l’affaire qui les oppose à la compagnie pétrolière  est soutenu par 55 lauréats du prix Nobel dont dix Nobel de la Paix.

En outre, « une coalition d’organisations, dont Amnesty International, Amazon Watch, la National Lawyers Guild des États-Unis, entre autres… a récemment demandé par écrit au procureur général Merrick Garland d’enquêter sur ce qu’ils décrivent comme des ‘attaques juridiques inquiétantes’ contre Donziger », a déclaré la journaliste Amy Goodman sur Democracy Now TV le 15 mars dernier.

U.S.A. contre Donziger

L’affaire fédérale United States v. Donziger porte le numéro 1 : 19-cr-00561 devant le tribunal du district sud de New York et est suivie par le juge Lewis Kaplan. Mais il y en a une autre affaire, une ramification de celle-là, basée sur un prétendu outrage parce que Donziger n’a pas remis son ordinateur et son téléphone portable. Il est sous la coupe de la juge Loretta Preska, qui l’a privé de liberté et a fixé une caution de 800 000 dollars en 2019. Depuis lors, l’avocat est assigné à résidence.

La valeur de l’entreprise pétrolière en 2020 était d’environ 17,8 milliards de dollars. Bien que cela ne soit pas nécessaire en raison du pouvoir qu’elle détient, Chevron est soutenue par des ONG conservatrices telles que la Washington Legal Foundation (WLF), qui promeut les actions en faveur du marché libre. Mais certaines décisions de justice sur lesquelles elle fonde sa présomption d’innocence ont permis à la multinationale de passer à l’attaque.

L’ampleur des représailles contre M. Donziger et les personnes ou groupes qui le soutiennent est aussi disproportionnée qu’inhabituelle. La multinationale a créé une page web (https://www.juiciocrudo.com/) qu’elle alimente avec divers articles. Juicio Crudo (procès brut) expose ainsi les points de vue de Chevron sur le procès qui lui est intenté en Équateur. L’avocat y est décrit comme « l’auteur de la fraude juridique du siècle ».

Mais Juicio Crudo de s’arrête pas là puisqu’il s’en prend à ceux qui dénoncent Chevron. Pink Floyd n’a pas été épargné — pour être « lié à l’extorsion » dont Chevron fait l’objet — ni Waters dont la « cupidité » de l’homme d’affaires est dénoncée, ni le magazine Rolling Stone, qui s’est fait l’écho de l’affaire et est qualifié de « gauchiste ». La multinationale est si féconde dans sa campagne de démolition qu’elle affiche même son hostilité à l’encontre de l’ancien président Barack Obama qu’elle mentionne au passage, comme « un ancien coéquipier de basket » de l’avocat.

Lors d’une émission de Democracy Now, Steven Donziger précise : « Je porte un bracelet électronique de la taille d’une télécommande. Il est à ma cheville depuis le 6 août 2019. Je le porte quand je dors, quand je mange, quand je me baigne. Il est toujours sur ma cheville. Cela permet au gouvernement de surveiller ma position 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. La question fondamentale ici est que Chevron a détruit l’Amazonie équatorienne et que j’ai fait partie d’une équipe juridique qui a tenu la société responsable de cette destruction ».

Au tribunal de la Haye

Chevron nie l’accusation de dommages environnementaux. La portion de terre amazonienne ruinée par les forages d’abord de Texaco puis de Chevron, qui a racheté la première en 2000 devenant après la fusion la quatrième compagnie pétrolière mondiale, est estimée à 4 400 kilomètres carrés. La société, qui maintient Donziger prisonnier dans un labyrinthe juridique, nie être responsable de la catastrophe écologique en Équateur. Mais une décision du tribunal de Rio Agrio en 2013 a fixé une indemnisation de 9,5 milliards de dollars pour les victimes. À cette décision s’est ajoutée une autre émanant d’une juridiction supérieure. Deux ans plus tard, le tribunal équatorien a ordonné à Chevron de réparer les dommages environnementaux dans les provinces d’Orellana et de Sucumbios. Une nouvelle demande de 8,6 milliards de dollars a ensuite été déposée.

La multinationale a immédiatement réagi à ces condamnations, qui la tiennent pour responsable du déversement de 70 milliards de litres de pétrole brut. Elle a refusé de payer jusqu’à aujourd’hui et est passée à l’offensive en prenant Donziger pour cible, bien qu’il ne soit pas le seul. Le litige qui a déjà traversé deux décennies est allé de l’Équateur aux États-Unis et des États-Unis à la Cour internationale de justice de La Haye. Dans ce dernier cas, l’entreprise a gagné le procès. La Cour de La Haye lui a donné raison dans deux sentences arbitrales, la dernière en septembre 2020. Le gouvernement équatorien a fait appel de cette décision en décembre dernier.

La traque de l’avocat a pris un nouveau tournant lorsque l’ancien juge équatorien Alberto Guerra l’a accusé de l’avoir soudoyé pour obtenir un jugement contre Chevron. Mais l’entreprise a payé pour que lui et sa famille s’installent aux États-Unis après qu’il ait été démis de ses fonctions par le tribunal de Sucumbios le 29 mai 2008. Il a également perçu des revenus dans son pays d’accueil bien supérieurs à ceux qu’il percevait en tant que magistrat. En 2015, lorsqu’il a été convoqué pour témoigner dans l’un des arbitrages internationaux entre la compagnie pétrolière et l’État équatorien, il a admis avoir menti dans sa déclaration initiale. Guerra est un témoin compromettant pour l’entreprise. Une enquête du journal El Telegrafo de Guayaquil publiée le 17 novembre 2015 énumère les paiements qu’il a reçus de Chevron pour subvenir à ses besoins aux États-Unis.

« L’affaire avancera avec ou sans moi », a déclaré récemment Donziger, persuadé que la compagnie pétrolière n’a pas réussi à tuer le messager. Retenu dans son appartement où il vit avec sa femme et son fils, il a surmonté les chicaneries judiciaires, les décisions défavorables et un procès de plusieurs millions de dollars intenté par Chevron. Le juge Kaplan, dans l’une de ses dernières décisions, a désigné un cabinet d’avocats (Seward & Kissel) lié à Chevron pour remplacer le bureau du procureur qui avait refusé d’engager des poursuites contre Donziger. Cette délégation de la fonction de procureur et l’ensemble de la procédure à laquelle son client a été soumis ont amené le défenseur du détenu, Martin Garbus, à déclarer : « Il n’y a jamais eu de cas comme celui-ci dans l’histoire des États-Unis ».

L’avocat sait de quoi il parle. Il est peut-être l’avocat des droits civils le plus prestigieux du pays pour avoir représenté Nelson Mandela, les cinq héros cubains condamnés aux États-Unis pour espionnage et le leader sioux Leonard Peltier, le plus ancien prisonnier politique américain détenu depuis 46 ans dans une prison américaine.

Gustavo Veiga

Source : Pagina12    Traduction : Venesol