La répression d’État a été la réponse du gouvernement d’Iván Duque aux manifestations. Le rôle des bidonvilles et de la jeunesse pauvre, qui a affronté le déploiement policier et militaire. Et le mouvement indigène : l’acteur le plus organisé.

« Arrêtez le génocide » peut-on lire sur une immense peinture murale dans le centre de Cali. La ville surnommée la « succursale du ciel » est désormais rebaptisée la « succursale de la résistance ». Les rues portent les marques de la flambée sociale sur des dizaines de murs : des visages et des noms de jeunes assassinés, des graffitis contre le gouvernement d’Iván Duque et conspuant l’ex-président Álvaro Uribe. Traces de ce qu’ont été plus de deux mois de protestations, de blocages, dont l’épicentre était cette ville au sud-ouest de Bogota, dans le Valle del Cauca, près de l’océan Pacifique et de son port de Buenaventura.
Au total, il y a eu 24 points de blocage dans ce qui a commencé comme une grève nationale. Certains sont emblématiques, comme le « puerto resistencia », anciennement connu sous le nom de « puerto rellena ». Un monument représentant un avant-bras et un poing brandissant un panneau affichant « résiste » y a été érigé, construit par des maçons après leur journée de travail. De l’autre côté de la rue se trouve une sculpture représentant une marmite populaire, et un centre de police réquisitionné où fonctionne maintenant une bibliothèque populaire.

La carte de la violence politique
La plupart des 24 points étaient situés dans des zones populaires. Certains, comme l’ancienne « loma de la cruz » (Butte de la Croix), aujourd’hui « loma de la dignidad » (Butte de la Dignité), se trouvent au centre d’une ville dont la géographie est la représentation d’une histoire de la violence politique : à l’ouest de Cali se trouve l’élite traditionnelle, au sud la classe née du boom du trafic de drogue dans les années 1980 et 1990, sur les flancs des collines se trouvent les quartiers peuplés de personnes déplacées de manière planifiée de la région andine de Cauca, à l’est la population afro-descendante déplacée des régions côtières de Cauca, Nariño et Chocó, et au centre, une partie de la vieille classe ouvrière de Cali.
C’est dans le sud, zone de la richesse des narcos et de leurs « lavaperros », que des civils armés ont tués en toute impunité à plusieurs reprises, protégés par la police, comme cela s’est passé avant l’arrivée de la Minga Indígena (Minga indigène). Le mouvement indigène, fortement développé dans la région, a été l’acteur le plus organisé dans le contexte d’un déchaînement incontrôlé, avec le concours des bidonvilles et de leurs jeunes pauvres, qui ont dirigé les premières lignes, affrontant le déploiement policier et militaire.
C’est dans ces quartiers, que les persécutions et les assassinats ont débuté, à mesure que la contestation perdait de sa force et que les points de résistance étaient débloqués : des jeunes des premières lignes ont été assassinés, démembrés, retrouvés dans les rivières et les rues, contraints de fuir. Il s’agissait du dernier volet de la réponse policière, militaire et paramilitaire répressive à un soulèvement qui a fait 80 morts, selon l’Institut d’Études pour le Developpement et la Paix.
Militarisation
La violence déployée par le gouvernement répondait à une stratégie politique. Le premier à réclamer la présence de l’armée dans les rues a été Uribe, ex-président, chef du Centre démocratique, le parti actuellement au pouvoir. L’ancien président et Duque ont tous deux présenté la répression systématique sous des formules telles que « révolution moléculaire dissipée » ou « terrorisme urbain de faible intensité », dans un récit qui qualifiait d’ennemis ceux qui protestaient. Il s’agissait d’une réponse attendue de l’uribisme, dans le contexte d’un pays marqué par une violence qui s’est accrue au cours des trois années du gouvernement de Duque : 91 massacres ont eu lieu en 2020, et 65 à ce jour en 2021 ; 1 222 leaders sociaux et 282 signataires des accords de paix ont été assassinés depuis 2016.
La répression d’État avait déjà été la réponse dominante du gouvernement lors des grandes mobilisations de novembre 2019 et septembre 2020 avec ce qu’on a appelé le « massacre de Bogota ». L’explosion sociale de 2021, bien que surprenante par son ampleur et sa durée, n’était pas surprenante en ce qu’elle s’inscrivait dans un cycle de protestations menées par un nouvel acteur urbain, jeune, précaire, appauvri, politiquement non affilié. Au cours des décennies et années précédentes, et jusqu’alors, les mobilisations s’étaient concentrées sur les secteurs ruraux et indigènes, avec, par exemple, les grèves agraires de 2013 et 2016.
Uribisme
L’ampleur de 2021 s’explique par ce qui s’est accumulé lors des protestations précédentes, les effets de la pandémie, la crise économique avec un taux de pauvreté de 42,5% en 2020 et un taux de chômage de 15,1%. Mais un autre élément constitue la colonne vertébrale des protestations et des 40 dernières années de l’histoire colombienne : Uribe, l’Uribisme, une histoire — racontée dans la série Matarife — qui a commencé dans l’ombre au début des années 1980 avec le Cartel de Medellín, s’est approfondie avec le paramilitarisme, son gouvernorat d’Antioquia en 1995, ses présidences de 2002 à 2010, et la continuité à travers Duque et les complots du trafic de drogue et du paramilitarisme, exprimés, par exemple, dans le scandale de la relation entre le président actuel et l’éleveur de bétail et trafiquant de drogue Ñeñe Hernández.
Les protestations de 2019, 2020 et l’explosion de 2021 ont été un immense cri contre cette histoire de massacres, de fosses communes, de déplacements, d’assassinats systématiques, de faux positifs, de cartels de la drogue, de paramilitaires, dans un continuum de quatre décennies avec le nom d’Uribe au centre. « Que récolte un pays qui sème des cadavres ? » questionnait un T-shirt lors de la mobilisation du samedi 7 août à Cali, convoquée avant le début de la dernière année du mandat présidentiel de Duque, qui ne se représentera pas, puisque le système politique ne permet pas la réélection.
La campagne présidentielle pour les élections de mai 2022 est au centre du débat, ainsi que l’analyse de l’explosion sociale. L’une des questions est de savoir quelle sera la relation entre les protestations et les propositions électorales, qui peuvent être schématisées selon trois axes principaux : d’une part, l’uribisme, sans candidature ferme à ce jour ; d’autre part, une alliance qui se présente comme centriste, appelée « coalition de l’espoir », avec des personnalités telles que Sergio Fajardo, des politiciens du gouvernement de Juan Manuel Santos et l’Alliance verte ; et enfin, une autre, de centre-gauche et progressiste, appelée « pacte historique », dirigée par Gustavo Petro, qui rassemble des forces telles que le Pôle démocratique alternatif, des dirigeants sociaux tels que Francia Márquez, et certains représentants du parti de la U (Parti social d’unité nationale).
Il reste encore plusieurs mois avant une élection qui aura lieu dans un contexte d’instabilité politique, avec un uribisme délégitimé et particulièrement dangereux, et une contestation qui, même si elle s’est retirée de la rue, reste latente.
Marco Teruggi