Venezuela : ce pays qui fut sera ?

Après la catastrophe économique et financière qui a implacablement dévasté la population vénézuélienne ces dernières années, le pays semble reprendre son souffle, tandis que le gouvernement de Nicolás Maduro encourage le retour des anciennes formes entrepreneuriales d’accumulation. Harcelées par les puissances impériales, les récentes élections ont révélé un déclin du noyau dur des chavistes, tout en mettant en évidence la fragmentation de l’opposition. Depuis Caracas, une chronique pleine de questions, sur le pays qui se moque des prévisions et des conclusions fermées.

Alors que l’avion atterrit à l’aéroport international de Maiquetia, un Vénézuélien fait ce commentaire à un étranger : « Ça, c’était le pays le plus riche, ici ceux qui avaient le plus d’argent allaient faire du shopping à Miami le vendredi, ils achetaient des appartements à New York ». D’un côté la mer des Caraïbes, de l’autre La Guaira, ses quartiers, les montagnes et derrière elle, Caracas. Le visiteur, un Mexicain, écoute une partie des souvenirs de ce que fut le Venezuela, le mythe d’un pays pétrolier et mobile.

La voiture monte jusqu’à Caracas, la traversant d’ouest en est, où se concentre la métamorphose du développement que connaît cette partie de la ville : nouveaux restaurants, magasins (bodegones) de produits importés, concessionnaires de voitures dernier modèle, centres commerciaux remplis, rues illuminées et nouveaux palmiers. Il y a de l’argent, et ça se voit. « Tu te promènes dans la rue et tu ne sais pas d’où les gens tirent leurs dollars, il faut voir ça, c’est cool », me dit un ami alors que nous sirotons des bières fraiches sur un fond d’airs traditionnels de Noël.

Le changement s’est accentué au cours des deux dernières années. L’est de Caracas, épicentre des manifestations massives de l’opposition en 2016, 2017 et début 2019, montre désormais des images d’opulence. On ne voit plus de mobilisations depuis février 2020, alors qu’elles étaient déjà sporadiques et réduites, tout comme Juan Guaidó, confiné aux réseaux sociaux et à un petit bureau. Le discours politique militant de l’opposition a été pour une grande part désarticulé, lâché par ses dirigeants, touché par l’émigration, battu et, dans certains cas, reconverti au nouveau contexte d’opportunités économiques où des mots tels que nationalisation, contrôle des prix ou des changes ont disparu.

Ce décor change quelques mètres plus loin dans le métro, géré par l’État, gratuit pour ceux qui ne peuvent pas payer, avec des escaliers mécaniques à l’arrêt, des vendeurs de bonbons dans chaque wagon, des vêtements et des chaussures usés. C’est là que l’on retrouve le pays qui s’est effondré, dénué de tout, bien que, pour la première fois depuis plusieurs années, se dessine la perspective d’une possible amélioration. « Presque plus personne ne travaille pour deux dollars, aujourd’hui, c’est à partir de dix », dit un autre ami sur la Plaza Bolívar, le centre de l’ouest de Caracas et du pouvoir politique visible. À quelques rues de là se trouve le palais Miraflores où Nicolás Maduro, contre toute attente, reste en poste et se projette dans les élections présidentielles de 2024.

Élections régionales

Cette année a été marquée un revirement dans le conflit, qui s’est déroulé en plusieurs étapes pour se consolider avec l’élection du 21 novembre. La première est l’échec politique de la stratégie d’opposition du « gouvernement intérimaire », la politique d’abstention dans les urnes et le récit d’un renforcement des sanctions et de la « cessation de l’usurpation ». C’est sur cette voie que s’est amorcé le rapprochement, avec une percée décisive dans la formation d’un nouveau Conseil national électoral en mai, voté par l’Assemblée nationale en décembre 2020, suite à un accord entre le gouvernement et la majorité de l’opposition.

Le nouveau pouvoir électoral, avec trois magistrats chavistes et deux magistrats de l’opposition, a été suivi en août par les pourparlers au Mexique, qui ont abouti à l’annonce de la participation électorale des partis regroupés dans le fameux G4 : Voluntad Popular, une partie d’Acción Democrática, Primero Justicia et Un Nuevo Tiempo, absents des urnes depuis la présidentielle de 2018. Seuls quelques leaders ont été laissés de côté et sans force, comme María Corina Machado, qui soutient que la sortie ne doit pas passer par les élections mais par la force, étant donné qu’on est confronté à un « régime criminel »,.

La suspension des pourparlers au Mexique en octobre n’a pas entraîné le retrait de ceux qui s’étaient réinsérés dans le processus électoral. Moins de dix jours plus tard, le 28 octobre, la mission d’observation électorale de l’Union européenne (UE) est arrivée après 15 ans d’absence. La présence européenne, ainsi que celle du Centre Carter, des Nations unies, ainsi que des envoyés du Parlement du Mercosur, et la participation de presque tous les partis d’opposition, ont donné à l’élection un nouveau cadre politique.

Les résultats ont fait l’objet de diverses interprétations. La situation, vue en termes de postes de gouverneurs, a donné une victoire au chavisme, qui a remporté 19 des 23 postes en jeu — à Barinas, de nouvelles élections auront lieu après une décision contestée de la Cour suprême de justice — et 215 des 335 mairies, avec une majorité dans les principales villes. Le tiers des municipalités gagnées par l’opposition, bien qu’il ait représenté une avancée, ne signifie pas un tournant, en raison des divisions internes qui, entre 2018 et aujourd’hui, sont partagées entre plusieurs blocs : le G4 diminué, un groupe de partis et de dirigeants qui ont ouvert des dialogues avec le gouvernement depuis 2019, maintenant regroupés dans l’Alliance démocratique, et une série de maires réunis dans Fuerza Vecinal.

L’ensemble des listes d’opposition a obtenu pour la première fois un nombre de voix supérieur à celui du chavisme, avec une différence de près de 600 000 électeurs. Le parti au pouvoir, c’est-à-dire le PSUV et les partis alliés, a perdu 300 000 voix par rapport aux élections législatives de 2020, et près de 1 700 000 par rapport aux élections régionales de 2017. La diminution du noyau dur chaviste, à environ 23%, est apparue comme l’une des principales données de l’analyse à huis clos. Le gouvernement conserve une force organisationnelle, une machinerie partisane nationale, un ancrage territorial et populaire, un contrôle de l’État, une gestion des ressources et certaines influences communales, comme le maire Ángel Prado récemment élu. Le chavisme est aussi une identité socio-politique profondément enracinée, notamment dans les secteurs les plus populaires. Comment peut-il élargir à nouveau son noyau dur et s’adjoindre de nouveaux secteurs ? Certains candidats ont essayé moins de rouge, plus de Tik Tok, dans le but d’attirer des personnes politiquement désaffiliées.

Le taux de participation a été de 42,8 %, ce qui est inférieur au record établi pour les élections régionales. Dans ce chiffre, il faut calculer le nombre de personnes se trouvant à l’extérieur du pays, ce qui signifie que le nombre d’électeurs ne serait pas de 21 millions mais plus ou moins de 17 millions, de sorte que le pourcentage réel de participation pourrait être considéré comme plus élevé. Combien de ces personnes se trouvant à l’extérieur du pays voteraient ? Leur tendance, on peut le supposer, serait surtout l’opposition. Cependant, le pourcentage d’électeurs reste faible dans le contexte vénézuélien, ce qui témoigne de l’usure politique d’un conflit prolongé qui a un impact sur les partis, leurs représentants, les idées et la majorité sociale que le chavisme a réussi construire.

Décisions internationales

Washington a affirmé que les élections n’étaient pas libres et équitables, et a redonné de l’oxygène à Guaidó en invitant le « gouvernement intérimaire » au sommet sur la démocratie qui sera dirigé par Biden en décembre. La Grande-Bretagne, qui a rejoint les États-Unis après le Brexit, est sur la même position que la Maison Blanche, tout comme le gouvernement espagnol — influent dans l’agenda latino-américain au sein de l’Union européenne — qui a déclaré que les élections « n’ont pas répondu aux attentes démocratiques, même si elles constituent une amélioration par rapport aux élections précédentes ».

Dans son rapport préliminaire, la mission européenne, accompagnée d’un groupe de députés européens, a tiré deux conclusions : d’une part, la performance du Conseil national électoral, qu’elle a décrit comme « l’administration électorale la plus équilibrée de ces vingt dernières années » ; d’autre part, elle a soutenu que, bien que « le cadre électoral vénézuélien soit conforme à la plupart des normes internationales », il existe un « manque d’indépendance judiciaire, un non-respect de l’État de droit, et certaines lois ont affecté l’égalité des conditions, l’équilibre et la transparence des élections ».

Les déclarations de ces acteurs internationaux ont laissé plusieurs éléments d’analyse pour l’avenir. Les États-Unis détiennent la clé du blocus économique et une capacité probable à influencer le dossier ouvert par la Cour pénale internationale, qui cherchera à déterminer si le gouvernement de Maduro a commis des crimes contre l’humanité. Le rôle des États-Unis dans les pourparlers au Mexique était et est également décisif, bien que publiquement le département d’État ne soit pas à la table des négociations. L’extradition du Cap-Vert vers Miami d’Alex Saab, un homme d’affaires colombien nommé diplomate par le gouvernement vénézuélien, qui a déclenché la suspension du dialogue en octobre dernier, fait partie de ce scénario dans lequel il n’y a pas à s’interroger sur Guaidó mais bien sur les États-Unis.

Quelle est la stratégie américaine ? Il reste à Biden la même durée de mandat que Maduro (trois ans) et une série d’acteurs dont les agendas ne coïncident pas nécessairement, comme le lobby vénézolano/cubain en Floride qui fait pression pour que la ligne de « pression maximale » soit maintenue ; le lobby pétrolier national qui pourrait être intéressé par l’expansion des investissements au Venezuela ; la liste des priorités sur le continent qui présente une certaine instabilité et où l’élection du Brésil est imminente ; et le cadre mondial du conflit avec la Russie et la Chine qui, avec d’autres pays comme l’Iran, sont au centre du schéma international renforcé par le gouvernement vénézuélien. La question de l’évolution du conflit vénézuélien y trouve une partie centrale de sa réponse.

La sauvegarde, pour le moment, de Guaidó – remise en question par ses propres alliés – peut être lue dans le contexte de la mauvaise performance des oppositions dans la compétition, où aucun des secteurs en compétition n’a atteint une prédominance claire sur les autres, approfondissant les divisions internes. La possibilité d’un référendum révocatoire contre Maduro en 2022 semble peu claire, et la stratégie américaine consiste à jouer plusieurs cartes à la fois.

En 2024, le chavisme aura été au pouvoir pendant 25 ans, dont 12 avec Nicolás Maduro comme président, presque aussi longtemps que Hugo Chávez. Ces dernières années, les chocs sociaux se sont succédé et ont impacté des millions de personnes : entre 2014 et 2017, il y a eu une pénurie d’aliments de base, de produits médicaux et d’hygiène ; en 2018, il y a eu une hyperinflation, avec des pics de 130 000%, accompagnée d’une pénurie d’eau, d’électricité, de gaz, de communications, d’essence, d’une émigration massive, d’une réduction du salaire minimum à 1 dollar par mois. Une réduction du PIB de 75% entre 2013 et 2020.

Cette succession ininterrompue de vagues jusqu’à la noyade s’est articulée avec des opérations de renversement chroniques, allant des tentatives de coup d’État classiques, avec l’entrée de la Colombie au Venezuela en 2019, aux opérations secrètes via des groupes armés. Le conflit s’est déroulé en dehors de la voie électorale, le chavisme s’est enraciné et a subi des changements internes en tant que force politique. Les élections du 21 novembre auraient-elles pu contribuer à un nouveau scénario démocratique-électoral ? L’hypothèse est oui, même avec les fragilités et les menaces de divers côtés.

La situation économique actuelle semble indiquer un ralentissement de la dégringolade à l’automne, avec une inflation qui tombera à environ 2 900 % en 2020, une augmentation des salaires dans le secteur privé, où, selon la Confédération vénézuélienne des industriels, le revenu moyen actuel des ouvriers et des employés est de 124,95 dollars par mois, de 253,68 pour les professionnels et les techniciens et de 523,59 pour les cadres. Le secteur le plus durement touché est celui des travailleurs de l’État et des retraités, qui représentent près de 10 millions de personnes, avec des salaires qui peuvent varier entre 5 ou 10 dollars par mois, à présent avec une compensation sur les lieux de travail proche de l’équivalent de 20 ou 30 dollars.

La situation à Caracas ne peut être extrapolée à d’autres régions du pays. « Là-bas, tu as dix dollars et tu es millionnaire », s’amuse une amie qui revient de sa région à Caracas, où l’électricité et l’essence font défaut… Comment y vit-on ? Grâce à toute une ingénierie des transferts de fonds, des salaires, de nourriture subventionnée, des primes, des entreprises à domicile et des débrouilles quotidiennes.

La sortie du labyrinthe économique est centrée, depuis plusieurs années, sur la tentative de construire des accords avec le secteur privé. Maduro a récemment souligné les progrès d’un « rapprochement inimaginable avec les secteurs commerciaux ». « Je suis socialiste, je n’ai pas de double discours, mais je crois en un socialisme productif, un socialisme à la chinoise », a déclaré le désormais gouverneur PSUV de Táchira, Freddy Bernal, lors de sa campagne dans l’État frontalier, après avoir reçu le soutien des secteurs des affaires et de l’élevage.

Une traduction de ces rapprochements se reflète dans la croissance de la production alimentaire nationale, ou dans les investissements qui se multiplient à Caracas, où se construit un univers partagé entre les hommes d’affaires traditionnels et émergents, liés au gouvernement, qui créent des modes de vie et des horizons d’intérêts communs. Les capitaux privés entrent-ils dans les services aux mains de l’État, comme l’électricité, l’eau, la téléphonie, le pétrole ? Combien ? Sous quelle forme ? Qui sont-ils ? Le processus d’investissement privé se déroule de manière confidentielle en raison du blocus, comme annoncé par la loi anti-blocage adoptée en 2020 par l’Assemblée nationale constituante. Les changements économiques se produisent derrière le rideau.

La situation actuelle peut se maintenir longtemps. La crise persistante est devenue stable, avec peu de protestations, marquée par des transformations que l’on peut observer dans l’utilisation du dollar comme monnaie qui fixe les prix et domine les formes de paiement, une plus grande circulation de l’argent que l’on perçoit à l’est et à l’ouest de Caracas, l’exhibition de la richesse des privilégiés, un retour de certains traits de l’époque pré-Chávez qui coexistent avec des récits, des expériences et des transformations qui ont commencé en 1999. Et une société qui, en près de sept ans, a connu le deuil, l’effondrement économique, les confrontations politiques, la résilience, la résignation et la réinvention. Le Venezuela échappe à de nombreuses prévisions et conclusions fermées.

Maintenant, je regarde Caracas depuis l’avion qui s’envole en laissant derrière lui la côte de La Guaira, où l’on peut voir les bateaux de pêcheurs et les pélicans à une heure où les maisons sentent le café fraîchement préparé.

Marco Teruggi
Photographies : Miguel Zambrano

Revista Crisis Traduction : Venesol