Bien que la hausse des impôts ait été l’élément déclencheur, des milliers de citoyens ont continué à manifester entre avril et juin 2021 dans le but de faire annuler la réforme de la santé, d’exiger une réforme de la police et de dénoncer les meurtres de dirigeants sociaux et d’anciens combattants.

Entre avril et juin 2021, des centaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues de Colombie pour rejeter la réforme fiscale proposée par le gouvernement d’Iván Duque, finalement abandonnée face aux mobilisations populaires. Les journées ont été majoritairement pacifiques, mais les barrages routiers et les dégradations ont donné lieu à une répression féroce qui, selon le bureau du médiateur, a fait 60 morts parmi les civils et deux parmi les forces de l’ordre, tandis que les organisations de défense des droits humains avancent le chiffre de plus de 70 victimes.
Bien que la hausse des impôts ait été l’élément déclencheur, des milliers de citoyens ont continué à manifester dans différents départements de Colombie dans le but d’annuler la réforme de la santé, d’exiger une réforme de la police et de dénoncer les meurtres de dirigeants sociaux et d’anciens combattants des Farc. La rue s’est tue, mais aujourd’hui les jeunes Colombiens dénoncent une « chasse aux sorcières » qui se poursuit après l’arrestation de plus de deux mille manifestants, selon des organisations comme Indepaz.
Les chiffres de la grève nationale
L’ONG Indepaz a récemment présenté un bilan de ce qui s’est passé pendant la grève nationale. L’organisation a enregistré 2005 détentions arbitraires et 79 meurtres, dont 44 ont été attribués à des membres des forces de sécurité. Pour sa part, le bureau de l’ONU a enregistré entre le 28 avril et le 16 juin des rapports faisant état de 56 morts, dont deux policiers, lors des manifestations dans la ville de Cali et de 49 victimes de violences sexuelles. Les chiffres officiels sont beaucoup plus bas, faisant état de 24 meurtres au cours des deux mois de protestations.
Le ministère de la défense a parlé de « 259 arrestations de criminels et délinquants de la première ligne », une section de manifestants chargée de repousser les attaques de la police. Le gouvernement Duque a fait de son mieux pour limiter les centaines de milliers de manifestants à la soi-disant ligne de front, dont les chefs présumés, quatre hommes et trois femmes, ont été arrêtés après avoir été inculpés de « conspiration en vue de commettre des crimes, de possession et de trafic de substances dangereuses, et de violence contre des fonctionnaires ».
« Le bureau du procureur nous présente comme un groupe radical organisé, dangereux pour la société et qui voue une haine irrationnelle à la police », a déclaré à l’AFP Juliana Higuera, étudiante en droit. Mère célibataire de Salomé, cinq ans, elle a été assignée à résidence, mais cinq de ses amis sont toujours derrière les barreaux.
« L’affaire ressemble au film argentin La noche de los lápices (La nuit des crayons d’Héctor Olivera) », dénonce le conseiller de centre-gauche Diego Cancino, en référence à un des terribles chapitres de la dictature argentine survenu en septembre 1976 quand l’armée a enlevé et tué une dizaine d’élèves du secondaire parce qu’ils militaient dans une organisation péroniste. « La persécution de la protestation est terminée et, quelque temps plus tard, quand les choses se sont calmées, quand les esprits sont plus tranquilles, vient l’assaut de la persécution judiciaire ».
L’essor des « témoins numériques »
Au-delà des détenus de la première ligne, un élément qui a distingué les manifestations de masse de cette année en Colombie a été la possibilité d’enregistrer en direct et en temps réel différentes violations des droits humains. C’est ce qui s’est passé, par exemple, le jeudi 6 mai, lorsque les téléphones portables de plusieurs manifestants ont montré comment un camion de police de la ville de Cali transportait des agents en civil qui les ont ensuite attaqués avec des armes à feu.
Le cas de Nicolás Guerrero, un artiste de 22 ans vivant à Cali, est également devenu viral. Selon des témoins qui l’accompagnaient le 2 mai, Guerrero a été abattu par des policiers alors qu’il assistait à une veillée près de la municipalité de Calima en l’honneur des personnes tuées lors de la Grève nationale. Des milliers de personnes ont assisté à la mort de Guerrero au cours de la transmission de la veillée sur Instagram d’un DJ local.
Un autre visage emblématique de cette violence télévisée est celui de Lucas Villa, un étudiant de l’Université technologique de Pereira. Durant toute la journée du 5 mai, il a participé aux marches pacifiques dans la ville de Pereira, et à travers des vidéos partagées sur Twitter et Facebook, plusieurs utilisateurs ont souligné sa joie. Dans la soirée, Lucas et certains de ses compagnons ont été accostés par surprise par un véhicule gris d’où au moins sept coups de feu ont été tirés. Villa a reçu deux balles : une dans la tête et une dans la jambe droite. Diagnostiqué en état de mort cérébrale, il est décédé dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital San Jorge de Pereira.
Réformer l’Esmad
Camilo González Posso, président d’Indepaz, a déclaré dans un communiqué qu’il fallait débattre d’urgence de la question de savoir « si la formation de l’escadron mobile anti-émeute (Esmad) et des autres forces de police utilisées pour réprimer les manifestations a été permissive avec des procédures qui comportent des risques de dommages pour les manifestants ». M. Posso a ajouté que « les centaines de blessés et les dizaines de décès causés par la brutalité policière ne peuvent être considérés comme des actes isolés relevant de la responsabilité individuelle, ni comme échappant à la responsabilité des commandants en charge des opérations ».
La Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a récemment souligné le lien entre l’usage excessif de la force contre les manifestations sociales et les politiques et orientations qui font des manifestants des « terroristes devant être traités avec des tactiques de guerre », voire des complices de groupes armés tels que l’ELN et les dissidents des FARC. Pour M. Posso, dans le gouvernement de M. Duque, « il n’y a pas de place pour les recommandations de la CIDH sur la démilitarisation de la police », c’est pourquoi il a appelé à « bannir toute politique et tout discours qui conduisent à traiter la protestation comme une attaque contre les institutions, la sécurité nationale ou comme un risque d’infiltration par des criminels ».