La Cour interaméricaine des droits humains suspend une décision absurde au Pérou

(Source : AFP)
Deux jours après qu’une mesure d’urgence de la Cour interaméricaine des droits humains (CIDH) a suspendu la libération de l’ancien dictateur Alberto Fujimori, ordonnée par la Cour constitutionnelle (CC), la Cour internationale a entendu ce vendredi, lors d’une audience virtuelle, les victimes de la dictature de Fujimori, qui demandent l’annulation de la décision de la CC qui avait il y a quelques jours rétabli la grâce de Fujimori, condamné pour crimes contre l’humanité, grâce qui avait été annulée il y a plus de trois ans. Cette décision avait déclenché un scandale et des manifestations de rue. Les familles des victimes ont demandé à la CIDH de prendre des mesures provisoires pour protéger leur droit à la justice jusqu’à ce que soit rendue une décision finale sur l’action en annulation de la décision de la CC qui vise à consacrer l’impunité de Fujimori.
La mesure d’urgence prise par la CIDH pour empêcher la libération de Fujimori, déclarant qu’elle vise à « garantir le droit d’accès à la justice des victimes des affaires Barrios Altos et La Cantuta », est un avant-goût de la direction que pourraient prendre ces mesures provisoires. Fujimori a été condamné à 25 ans de prison pour deux affaires : en novembre 1991, quinze personnes, dont un garçon de huit ans, ont été abattues par un détachement de l’armée qui a fait irruption dans une modeste maison de Barrios Altos, dans le centre de Lima, où elles s’étaient réunies pour une fête. En juillet 1992, le même détachement militaire, connu sous le nom de groupe Colina, a enlevé et assassiné neuf étudiants et un professeur à l’université de La Cantuta. Le groupe Colina opérait comme un escadron de la mort protégé par Fujimori.
Les avocats des victimes du fujimorisme ont signalé devant la Cour qu’avec la restitution de la grâce de l’ex-dictateur se présente « un sérieux danger de dommage irréparable au droit à la justice des victimes », et donc la suspension de l’exécution de la sentence de la CC ordonnant la libération de Fujimori devrait être confirmée jusqu’à ce que leur demande d’annulation définitive de la grâce soit résolue. Ils ont rappelé que cette grâce, accordée en décembre 2017 par l’ancien président Pedro Pablo Kuczynski, faisait partie d’un échange politique de voix fujimoristes au Congrès en contrepartie de l’impunité pour l’ancien dictateur, accord que la Cour suprême péruvienne a annulé en octobre 2018 comme étant illégal. Ils ont indiqué que cette décision de la CC ne repose sur aucune argumentation solide et viole la jurisprudence nationale et internationale en matière de droits humains. Le représentant de l’État péruvien a soutenu la demande des victimes et le gouvernement de Pedro Castillo a rejeté la décision de la CC en faveur de Fujimori.
« Avec la condamnation de Fujimori, nous avions le sentiment qu’une certaine justice avait été rendue, cette grâce indue viole notre droit à la vérité et à la justice. Nous avons encore des parents disparus. L’espoir que justice soit faite retombe sur ce tribunal », a plaidé devant les magistrats de la Cour Gisela Ortiz, sœur de l’un des étudiants assassinés de La Cantuta. Elle était accompagnée d’autres parents de victimes qui brandissaient des affiches avec des photos des disparus et des assassinés. Ortiz a été ministre de la culture pendant une courte période dans le gouvernement de Castillo.
Avant le 8 avril, date de clôture de sa session actuelle, la Cour rendra une décision sur les mesures provisoires demandées. Entre-temps, sa décision de suspendre la libération de Fujimori est en vigueur. La Cour se prononcera ensuite sur la question de fond : la validité ou non du jugement rétablissant la grâce de Fujimori. Compte tenu de la jurisprudence en la matière, des irrégularités manifestes de la grâce en question, qui a été annulée, de l’arrêt de la CC qui l’a rétablie, et de la position que la Cour a déjà prise sur cette question, les familles des victimes sont convaincues que l’arrêt final de la cour internationale annulera définitivement la grâce de Fujimori et que son impunité ne sera pas reconnue.
La CIDH a qualifié l’arrêt de la CC en faveur de Fujimori d’ « extrêmement grave » et d’un fait qui « affecte la communauté internationale dans son ensemble ». La CIDH a rappelé à la Cour que Fujimori a été condamné pour des crimes contre l’humanité, ce pour quoi il est exclu qu’il soit gracié. Des organisations internationales de défense des droits humains et des organisations de différents pays, dont l’Argentine, ont exprimé le même avis. Le juriste Diego García Sayán, ancien président de la Cour, a déclaré que la restauration de la grâce de Fujimori « se heurte à la légalité et au droit international ».
Dans sa confortable prison VIP située dans une caserne de police de Lima, où il est le seul détenu, Fujimori se préparait à être libéré ce mercredi. Les procédures bureaucratiques pour exécuter la décision de la CC en sa faveur étaient en cours de finalisation. On lui avait assuré que sa libération n’était qu’une question d’heures, et que si elle n’avait pas lieu mercredi, ce serait pour jeudi. Il avait tout préparé pour quitter la prison exclusive où il est détenu depuis 2007. Mais au dernier moment, tout a changé lorsque, mercredi après-midi, une communication est arrivée de la CIDH demandant à l’État péruvien d’arrêter le processus de libération de l’ex-dictateur. Le gouvernement s’est conformé à la décision de la cour internationale et Fujimori reste en prison.
Keiko Fujimori a réagi en accusant le tribunal d’avoir un « parti pris idéologique ». La fille du dictateur, actuelle chef du fujimorisme et candidate présidentielle trois fois battue, s’est plainte que la non-libération de son père condamné pour crimes contre l’humanité constituait une violation de ses droits fondamentaux. Elle n’a pas eu un seul mot pour les victimes de la dictature de son père qui demandent justice et a exigé que l’État péruvien ne tienne pas compte de la décision de la Cour, qui irait à l’encontre des obligations du pays. De façon dramatique, elle a terminé son bref message enregistré en disant qu’elle tenait le gouvernement pour responsable si la santé de son père était affectée après avoir appris qu’il ne serait pas libéré.
Dramatiser la santé de Fujimori, 83 ans, pour faire pression en faveur de sa libération est une constante depuis son emprisonnement. Depuis des années, on annonce sa mort imminente s’il n’est pas libéré. Selon ses médecins, l’ancien dictateur souffre d’affections telles que hypertension, fibrillation auriculaire et fibrose pulmonaire, mais aucune évaluation médicale n’a déterminé que son état de santé était grave. Dans la prison VIP où il est détenu, il bénéficie d’un suivi médical permanent et d’une ambulance à sa disposition exclusive.
Outre les condamnations dont il fait déjà l’objet, Fujimori est jugé pour le massacre de six paysans en 1992 par le groupe Colina, et un autre procès est en cours pour les stérilisations forcées de plus de 300 000 femmes, pour la plupart des paysannes. Le sort de l’ex-dictateur, qui, du moins pour l’instant, ne sera pas libre, est entre les mains de la Cour. Le triomphe de l’impunité que le Fujimorisme célébrait il y a quelques jours est en train de s’inverser.
Carlos Noriega