Le prochain président colombien, Gustavo Petro, devra faire face, au cours de son mandat de quatre ans, à une série de questions laissées en suspens par le gouvernement d’Ivan Duque qui ont rouvert la vieille blessure de la violence dans le pays.

Medellin, le 5 juin 2021. Photo: Joaquin Sarmiento / AFP
Duque, qui a dû manœuvrer en pleine crise du covid-19, a été confronté à des protestations contre les politiques d’ajustement qu’il a tenté de mettre en œuvre et qui ont été rejetées par un large secteur de la société colombienne.
Le nouveau président doit relever le grand défi de faire avancer la mise en œuvre de l’accord de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), une demande transversale tout au long de l’administration de Duque.
Le pays que Petro va prendre en charge est en proie à la pauvreté, au trafic de drogue, au mécontentement populaire, à l’assassinat de leaders sociaux et d’ex-guérilleros, et à la demande d’une plus grande présence de l’État dans les zones où le conflit armé persiste.
Le nouvel occupant de la Casa de Nariño, le siège du gouvernement colombien, devra s’attaquer à une série de questions urgentes, dont les suivantes.
1. L’explosion sociale
Après des décennies sans manifestations de masse, en 2018, les étudiants sont descendus dans la rue pour réclamer un budget plus important pour l’enseignement universitaire. Par la suite, d’autres collectifs et secteurs sociaux se sont joints à la manifestation, exigeant que le gouvernement s’attaque aux problèmes les plus urgents et historiquement oubliés.
Bien que les mobilisations soient restées intermittentes au cours des années suivantes, c’est en 2021 qu’a eu lieu « l’explosion sociale », déclenchée par l’échec de la réforme fiscale et le « paquet de mesures » de Duque, en pleine crise économique provoquée par la pandémie. Ces manifestations ont été essentielles pour rendre visibles et dénoncer les excès commis par les forces de sécurité pour les contenir.

Diego Cuevas / Gettyimages.ru
Dans plusieurs villes, les manifestants ont réclamé le libre accès à l’enseignement universitaire public, la création d’un revenu mensuel de base, le renforcement du système de santé publique, des garanties pour l’exercice de la contestation, la réforme de la police et une présence renforcée de l’État là où opèrent les groupes armés illégaux.
Après près de trois mois de manifestations, les ONG colombiennes — comme l’Institut d’études sur le développement et la paix (Indepaz) et Temblores — estiment à 80 le nombre de décès liés aux manifestations. Pour sa part, le bureau du procureur général retient un nombre plus restreint de 29 homicides liés aux manifestations.
2. Le bilan économique de Duque
Bien que Duque laisse la Colombie avec une économie qui a connu une croissance de plus de 10,2 % en 2021, d’autres indicateurs inquiétants, qui ont été à l’origine des manifestations, seront la toile de fond de ce nouveau mandat.
En 2021, le taux de pauvreté de la population était de 39,3 %, ce qui signifie que 19,6 millions de personnes n’ont pas les moyens de couvrir leurs besoins essentiels. Ce chiffre est inférieur de 3,2 % à celui de 2020, mais l’attention de l’État sur cette question est toujours d’actualité.
Selon les projections de la Banque de la République, le taux de chômage dans le pays se maintiendra entre 10,5 % et 13 % en 2022, de sorte que la création d’emplois sera également une question cruciale pour Petro.

le 26 mai 2020 Photo Raul Arboleda / AFP
Quant à la hausse des prix des biens et services, les perspectives ne semblent pas plus encourageantes. En mai, l’inflation est tombée à 9,07 %, après avoir été de 9,23 % en avril, un indicateur qui n’avait plus été aussi élevé depuis 2000, où il était de 9,29 %, selon le Département administratif national des statistiques (DANE).
3. Le développement des groupes armés
Le rapport « Plomo es lo que hay », de la Fondation pour la paix et la réconciliation (Pares), indique qu’au cours des quatre dernières années, on a assisté à un « renforcement » et à une « expansion » des principaux groupes armés du pays : le Clan du Golfe, l’Armée de libération nationale (ELN) et les dissidents des FARC. Cette étude a montré qu’ils sont tous présents sur 37% du territoire colombien.
Le Clan du Golfe, principale organisation narco-paramilitaire du pays, a subi un coup dur lorsque son chef, Dairo Antonio Úsuga, alias « Otoniel », a été capturé en octobre 2021 et extradé en mai de cette année. Cette action a été suivie d’une « grève armée » qui a assiégé les villes de 11 départements colombiens pendant cinq jours, faisant six morts. Le gouvernement a été critiqué pour sa lenteur à réagir face au pouvoir du groupe criminel.
4. La mise en œuvre de l’accord de paix
L’exigence du respect de ce que le gouvernement a établi dans l’accord de paix avec les FARC a été le « leitmotiv » de la présidence de Duque. Différents secteurs ont lié le manque de garanties de la part de l’État et la difficulté d’accès à la justice à la recrudescence de la violence et à la poursuite du conflit armé dans le pays.
Dans un rapport publié fin mars, l’ONU a de nouveau énuméré les problèmes en suspens : l’assassinat de leaders sociaux et d’anciens combattants ayant signé l’accord de paix, l’augmentation de la violence dans les zones rurales, les déplacements forcés et la nécessité d’une plus grande action de l’État là où des groupes armés illégaux luttent pour le contrôle du territoire.
À cet égard, l’Institut Kroc, qui fait partie de l’Université de Notre Dame (USA), avait déjà averti dans un rapport l’année dernière que le « rythme » de la mise en œuvre complète de l’accord était affecté par l’insécurité. Selon cette institution, seuls 2 % de progrès ont été réalisés entre 2019 et 2020.

Photo Raul Arboleda / AFP
Le président sortant a défendu l’approche globale de la « paix dans la légalité », qui « maintient une vision critique afin d’améliorer les choses qui le nécessitent ». Selon lui, le trafic de drogue et les groupes armés illégaux sont les seuls responsables de la violence dans le pays.
5. Assassinats de dirigeants sociaux et d’ex-combattants
Le nombre de dirigeants sociaux et d’anciens membres des FARC assassinés pendant l’administration de Duque ne s’est pas arrêté. Au cours de sa première année de mandat, du 7 août 2018 au 26 juillet 2019, 229 défenseurs des droits humains et 55 ex-combattants ont été tués, selon l’Institut d’études sur le développement et la paix (Indepaz), l’ONG qui a recensé ces décès.
La liste n’a cessé de s’allonger. En 2019, 234 dirigeants sociaux et 77 ex-membres des FARC ont été tués, l’année la plus violente pour cette population réincorporée à la vie civile, selon l’ONU.
De 2019 à aujourd’hui, 801 dirigeants communautaires et 183 ex-guérilleros ont été tués.

Il n’y a pas d’explication unique pour ces meurtres. Alors que le gouvernement sortant attribue ces décès à des affrontements entre groupes de trafiquants de drogue dans des zones de cultures illicites, les analystes évoquent la négligence de l’État à l’égard des zones rurales dans différents départements.
6. Massacres et déplacements
Les massacres, un phénomène qui semblait avoir disparu, sont revenus avec la pandémie. En 2020, selon Indepaz, il y a eu 91 événements de ce type, tandis qu’en 2021, leur nombre est passé à 96. Jusqu’à présent, cette année, on en dénombre 44, qui ont fait 158 victimes. Au cours des trois dernières années, 231 incidents de ce type ont été enregistrés, au cours desquels 877 personnes au total ont été tuées.
Duque a qualifié ces meurtres d’« homicides collectifs » et les a liés à des conflits entre organisations criminelles. Cependant, d’autres voix soulignent la lutte pour le contrôle par les groupes armés des zones abandonnées par les FARC après la signature de l’accord de paix.
En ce qui concerne les déplacements internes forcés, le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) a indiqué qu’au moins 73 974 personnes ont été contraintes de quitter leur territoire, soit 181 % de plus qu’en 2020.
De même, selon deux rapports de l’Observatoire des déplacements internes et du Centre norvégien pour les réfugiés (NRC), la Colombie était le troisième pays au monde comptant le plus grand nombre de personnes déplacées en 2021, derrière la Syrie et la République démocratique du Congo.
7. Sécurité et Forces de l’ordre
La question de la sécurité en Colombie a bénéficié d’une grande visibilité internationale lors des manifestations antigouvernementales.
En réponse aux accusations d’« usage excessif de la force », la position officielle fait référence aux actions des forces de sécurité contre des « groupes de vandales » ayant des « plans de déstabilisation », tandis que des organisations telles que l’ONU parlent de violations des droits humains.
L’escadron mobile anti-émeute (ESMAD) a été sous les feux de la rampe en raison de plaintes déposées contre lui pour « usage excessif de la force » pendant les manifestations. Indepaz a enregistré la mort de 80 personnes lors des manifestations de 2021.

La dette en souffrance, selon certains secteurs, est l’élimination de cette force de police, transformée et modernisée par le gouvernement, sans générer de changements structurels.
8. Scandales dans les Forces armées
Les forces armées ont également été impliquées dans plusieurs scandales. L’un d’eux a forcé le départ du ministre de la Défense, Guillermo Botero, après la mort d’au moins sept mineurs dans un bombardement contre des groupes armés en novembre 2019.
L’actuel responsable de ce portefeuille, Diego Molano, a fait l’objet de trois motions de censure dont il est sorti indemne, l’une d’entre elles pour la mort de 11 civils lors d’une opération militaire dans le département du Putumayo.
En plus de ces événements, en 2019, une enquête du New York Times a révélé que le haut commandement de l’armée colombienne s’est engagé à augmenter les opérations et à doubler le nombre de criminels et de rebelles tués, capturés ou forcés à se rendre, que les pertes civiles augmentent ou non. Le général commandant alors cette composante militaire, Nicacio Martínez, a été démis de ses fonctions en raison de cette affirmation.
Par la suite, en 2020, le bureau du procureur général a ouvert une enquête sur Martínez pour son implication présumée dans une série d’interceptions et d’écoutes illégales de quelque 130 personnes, dont des journalistes, des défenseurs des droits humains et des membres du gouvernement.
9. Cultures et production de cocaïne
Si la superficie des cultures de coca a diminué en Colombie, la production de cocaïne continue d’augmenter, selon les chiffres de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). De son côté, la Maison Blanche a d’autres chiffres.
De 154 000 hectares plantés en 2019, le chiffre passera à 143 000 hectares en 2020, soit une baisse de 7 %, contre 169 000 hectares en 2018. Soixante-dix pour cent des cultures sont concentrées dans les départements de Norte de Santander, Nariño, Putumayo et Cauca.
En ce qui concerne la production de la substance illicite, la quantité était de 1 228 tonnes en 2020, soit une augmentation de 8 %, par rapport à 1 136 tonnes en 2019.

Photo Luis Robayo / AFP.
L’Office of National Drug Control Policy (ONDCP) détient un autre bilan et affirme qu’en 2020, la culture de la coca en Colombie a atteint son plus haut niveau et s’est élevée à 245 000 hectares, soit une augmentation de 15% par rapport à 2019, qui aurait été de 212 000 hectares.
10. Narcotrafic
M. Duque affirme que sa politique anti-drogue est « totalement alignée » sur la « nouvelle stratégie » des États-Unis, qui préconise un renforcement de la présence préventive de l’État dans les zones rurales et les accords de paix. Cette demande, qui est la même que celle des organisations de défense des droits humains, n’a pas semblé contrarier le gouvernement américain à cette occasion.
Ce changement dans l’approche américaine a été précédé par le rapport 2020 d’une commission de la Chambre des représentants qui a qualifié le « Plan Colombie », signé par Duque et le gouvernement américain en 2000, d’ « échec » dans le contrôle de la production et du trafic de drogue. Au cours de cette période, Washington aurait déboursé quelque 11,6 milliards de dollars.
Déjà en 2019, le président de l’époque, Donald Trump, avait pointé du doigt l’administration de Duque et l’avait rendu responsable de l’augmentation de la quantité de drogue arrivant aux États-Unis. En réponse à ces critiques, le ministre des Affaires étrangères de l’époque, aujourd’hui décédé, Carlos Holmes Trujillo, s’était excusé en disant qu’il avait reçu un « héritage maudit ».
11. Relations avec le Venezuela
Sur ce point, il ne fait aucun doute que le nouveau président devra débloquer le jeu.
Les relations diplomatiques avec le Venezuela se sont détériorées au point d’être rompues en 2019, lorsque Bogota a soutenu l’autoproclamation de l’ancien député vénézuélien Juan Guaidó et que le président colombien l’a reçu à Cúcuta pour l’accompagner dans sa tentative ratée d’apporter une supposée « aide humanitaire » en territoire voisin.
Caracas a placé la Casa de Nariño comme l’épicentre des plans violents, auxquels d’autres pays de la région se seraient joints, visant à chasser Nicolás Maduro du pouvoir. De son côté, Bogota, qui est à l’origine du « siège diplomatique » contre le président vénézuélien, accuse Miraflores d’abriter des membres de groupes armés colombiens qui élaboreraient des plans de déstabilisation pour nuire à Duque.
Au milieu de ce conflit se trouvent des migrants du Venezuela. Le ministère colombien de la migration affirme qu’il y a près de deux millions de citoyens vénézuéliens, tandis que Caracas conteste ces chiffres mais n’en offre pas d’autres.
L’administration de Duque a fait de la question migratoire son cheval de bataille et a donc demandé aux autres pays d’allouer des ressources pour faire face à la prétendue « crise humanitaire » générée par cette situation. Les autorités vénézuélienne ont accusé le président de s’approprier des fonds destinés à la prise en charge des Vénézuéliens et ont affirmé que ces actions faisaient partie d’une campagne internationale contre le Venezuela.
Source : Actualidad RT Traduction : Venesol