L’Équateur traverse une crise extrêmement grave. Le 13 juin, une grève nationale a débuté, à l’appel de la CONAIE, la plus grande organisation indigène, qui a adressé dix revendications au gouvernement. Leonidas Iza, son président, a été emprisonné, puis libéré au bout de quelques heures.

L’incident a aggravé les réactions et les centrales syndicales, les étudiants, les enseignants, les petits et moyens producteurs, les classes moyennes, les intellectuels, les artistes et de nombreux autres secteurs sociaux, ont rejoint les mobilisations qui se sont également mobilisés contre le gouvernement de Guillermo Lasso et le manque d’attention accordée à des domaines sensibles tels que la sécurité publique, la sécurité sociale, l’éducation et la santé.
Chaque jour, les protestations ont augmenté, ce à quoi le gouvernement a répondu en décrétant l’état d’urgence dans plusieurs provinces et mobilisé l’armée. Les grèves ont continué, s’étendant à toutes les régions, et des milliers d’indigènes se sont déplacés vers différentes villes, notamment Quito. La capitale équatorienne a été occupée par les manifestants et la vie quotidienne a été bouleversée.
Dans ces conditions, l’escalade entre les protestations et la répression s’est accentuée. Vandalisme, destruction, agressions et menaces contre les personnes et les biens se sont multipliés, les victimes étant de plus en plus nombreuses. La crise gouvernementale et la mobilisation sociale dans tout le pays sont évidentes et font l’objet d’une forte répression, ce qui inquiète Amnesty International et d’autres organisations de défense des droits humains.
La confrontation ne faiblit pas. Les opinions sont polarisées. Des expressions racistes et classistes fusent chez ceux qui sont convaincus qu’il faut « tirer dedans ». Il y a aussi des manifestants qui appellent à la paix. À Quito et Guayaquil, des groupes défendent ‘leur’ ville et rejettent Iza et ‘les Indiens’.
C’est un phénomène de racisme similaire à celui vécu en Bolivie lors de la crise de novembre 2019, qui a conduit au coup d’État qui a installé Jeanine Áñez comme présidente. Dans les sphères officielles, on parle de « grève violente », de « terroristes », que les indigènes veulent mettre fin à la « démocratie », que le financement provient du « trafic de drogue », certains même soutiennent que Correa et le « corréisme » sont derrière tout cela. Dans les rues, le cri de ralliement est « dehors Lasso, dehors ! »
Divers secteurs de la société, les universités les plus importantes, l’Église, font appel au dialogue et à la constitutionnalité. Plusieurs ambassades européennes et américaines ont mis en garde contre le climat politique et ont insisté sur le dialogue. L’OEA a fait de même. Mais rien ou presque n’a été rapporté dans le monde international, tandis que la grande presse du pays, et en particulier la télévision, est sélective dans ses reportages et tend à défendre les raisons du gouvernement et à délégitimer le mouvement indigène.
Le travail d’information permanent, avec des vidéos, des photos, des interviews et des reportages, a été joué par les médias alternatifs via internet et les réseaux sociaux, contre lesquels il y a eu une tentative officielle de les réduire au silence, tentative stoppée avec succès. C’est une situation plus grave que celle que le pays a connue en octobre 2019, lorsque le mouvement indigène a également mené une protestation soutenue contre le gouvernement de Lenín Moreno (2017-2021).
Le contexte actuel mérite une mise en perspective de l’histoire récente. Avant tout, il convient de considérer la victoire de Guillermo Lasso, qui a remporté le scrutin avec 52,36% des voix contre le candidat « correíste » Andrés Arauz, qui a obtenu 47,64% des voix. En bref, dès le début, il n’a pas eu le soutien de près de la moitié de l’électorat. Il a prêté serment en tant que président de l’Équateur le 24 mai 2021. Et, abandonnant ses promesses de campagne, mais pas ses définitions en matière économique, il a donné une continuité au gouvernement de Lenín Moreno (2017-2021), qui avait rétabli la voie néolibérale, en plus d’avancer dans la réinstitutionnalisation conservatrice de l’État, le privilège des intérêts patronaux, la persécution du « correisme » et la criminalisation des protestations sociales.
Le gouvernement de Lasso représente les forces les plus puissantes du pays : les banquiers, les groupes économiques, les riches, les classes moyennes aisées, les médias, la droite politique et aussi le capital transnational. Tous convergent à maintenir l’idéal du néolibéralisme en tant que modèle économique, appliqué en Équateur sous ses aspects oligarchique, conservateur, rétrograde et excluant. Le contrôle de l’État a été compris comme une opportunité de faire de bonnes affaires avec les ressources, les biens et les services publics.
À cela s’ajoute le mécanisme élargi de crédit (MEDC) avec le FMI, hérité du gouvernement de Moreno, qui a favorisé ses discours économiques : réduction des impôts, réduction de l’État, privatisations, flexibilité du travail, extractivisme, libéralisation. Lasso est directement issu des rangs de l’élite économique. Il a également le profil idéologique des gouvernements conservateurs de la région et pour les États-Unis, il est un allié indispensable, encore plus après le triomphe de Gustavo Petro en Colombie. Tout cela constitue l’essence de ce que l’on considère sociologiquement le bloc de pouvoir dominant ou hégémonique en Équateur.
Sans tenir compte des expériences latino-américaines et surtout équatoriennes des dernières décennies du XXe siècle, ni des études qui les ont suivies, comme celles de la CEPAL, il était évident et inévitable que le modèle néolibéral, poursuivi et renforcé par Guillermo Lasso au cours de sa première année de gouvernement, aggraverait la dualité sociale dans laquelle l’élite est privilégiée, tandis que le reste de la société et en particulier les plus pauvres — parmi lesquels les indigènes sont en tête — ne trouvent aucune possibilité d’avancement et de bien-être.
Les conditions de vie et de travail en Équateur se sont considérablement détériorées depuis 2017, accompagnées de la ruine des services publics de base en matière d’éducation, de santé et de sécurité sociale, qui avaient fonctionné de manière acceptable sous le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017). Moreno ne s’est même pas occupé de la vaccination au milieu de la pandémie de Covid 2020, qui, en revanche, a été prise en charge avec succès par le gouvernement Lasso. Mais en une seule année, un niveau sans précédent d’insécurité publique s’est ajouté en raison de l’augmentation d’une criminalité incontrôlable. La précarisation sociale entraîne frustrations et désespérance généralisées.
Sous le parapluie de l’accord avec le FMI, Lasso a poursuivi les idéaux néolibéraux des élites qui le soutiennent. L’incapacité à comprendre les demandes sociales domine, ainsi que le monde indigène, dont la culture et l’histoire sont ignorées. Les conséquences de la polarisation sociale créée par le pouvoir ploutocratique sont visibles aujourd’hui dans l’impressionnante réaction populaire. Dans la stratégie officielle, le gouvernement veut apparaître comme un promoteur du dialogue et de la paix, tandis que la CONAIE affirme avoir organisé des pourparlers à différentes occasions sans rien obtenir. Et cette différence a conduit à des positions de force, au point que le vendredi 24, le président, à la télévision, s’est emporté contre la « violence », les « criminels infiltrés », les « groupes de vandales » ; également contre Iza ; argumentant qu’ils veulent « déstabiliser la démocratie », prévoyant que la police et les forces armées feront « un usage progressif de la force » ; appelant les indigènes et les paysans à « retourner dans leurs communautés ». Presque immédiatement, le siège des espaces où étaient logées les personnes arrivées à Quito a commencé, et l’offensive répressive a été lancée, qui s’est avérée sérieuse et est appelée à s’aggraver. Les images qui circulent sur Internet sont choquantes et douloureuses.

Il existe un autre espace qui confronte également les partis institutionnels, dans le cadre de leurs propres dynamiques, intérêts et calculs. Dans la société civile, des solutions constitutionnelles ont été proposées : la démission du président, la destitution légale, l’application de la « mort croisée » (l’exécutif et le législatif partiraient et de nouvelles élections seraient convoquées) ou la révocation du mandat sur les bases légales correspondantes.
Le parti UNES (« correíste ») a promu la destitution constitutionnelle du président et a réussi à obtenir que l’Assemblée nationale commence à traiter la question le samedi 25, bien qu’il semble certain qu’il n’y ait pas la majorité nécessaire des votes. Bien entendu, les forces de droite — PSC, ID, BAN, un secteur de Pachakutik et plusieurs indépendants — se sont alignées contre cette proposition et, en fin de compte, en faveur de Lasso. Le gouvernement évoque une tentative de coup d’État et, afin d’atténuer l’image de ce qui serait discuté à l’Assemblée, lève l’état d’urgence. On ne sait pas ce qui va se passer dans ce jeu d’acteurs politiques.
Au-dessus de cette sphère de la vie politique, le conflit social continue de faire rage entre le gouvernement et la CONAIE/les secteurs populaires qui, malgré la brutale répression quotidienne, persistent dans le programme en 10 points. Les axes de cet agenda remettent en cause le modèle économique du gouvernement et impliquent un changement de cap. Au milieu de ces divergences, les chambres de commerce demandent que le gouvernement « écoute les demandes de changement », mais que l’usage progressif de la force soit maintenu « de manière légitime ». L’issue de la situation que l’Équateur vit actuellement est, pour l’instant, imprévisible.
(N.d.T. : Jeudi dernier, un « accord de paix » a été signé entre la CONAIE et le gouvernement par lequel Lasso s’engage à réduire de 8% les prix des combustibles et dd’augmenter les aides aux plus démunis. Ce 5 juillet les Ministres de l’Économie, de la Santé, de l’Éducation Supérieure et des Transports et Travaux publics ont présenté leur démission au président Lasso).
Juan J. Paz y Miño Cepeda