« Nous sommes parvenus à un accord mutuellement bénéfique et nous pouvons maintenant entamer officiellement les négociations en vue d’un Accord de Llibre-Échange (ALE) avec la Chine ».
C’est ainsi que le président uruguayen Luis Lacalle Pou a annoncé qu’une fois achevée l’étude de faisabilité qu’il avait lui-même annoncée en septembre 2021, son gouvernement et celui de la Chine étaient prêts à s’entendre sur un ALE, donnant ainsi le coup d’envoi des négociations.

Que cette annonce coïncide avec le conflit en Ukraine était inimaginable il y a encore quelques années. Ce à quoi on s’attendait moins encore, c’est que ce genre d’initiative vienne de l’une des droites historiques du Cône Sud, alliée au gouvernement nord-américain.
Personne ne peut accuser Lacalle Pou d’être un populiste arriviste, un outsider sans connexions politiques. Le président uruguayen a suffisamment de convictions politiques pour être considéré comme un véritable leader de droite. Cela signifie que c’est la droite institutionnelle uruguayenne qui tourne le dos aux États-Unis et établit un traité avec la Chine, non pas à n’importe quel moment, mais au milieu de tensions géopolitiques.
La clé pour comprendre le virage commercial de Lacalle, et sûrement de la classe politique uruguayenne, est que le président considère que ce n’est pas Montevideo mais Washington qui a changé.
Dans une interview accordée à la BBC fin mai, M. Lacalle a déclaré : « Ils pensent que de la frontière du Mexique à la Terre de Feu, nous avons tous les mêmes problèmes et les mêmes besoins (…) Aujourd’hui, le gouvernement américain ne regarde pas vers le sud. C’est un problème pour nous ».
Le président uruguayen explique sa décision : « Je mets mes œufs où je peux. C’est ce que je dois faire avec mon pays, ouvrir mon pays (…) 37 % de nos exportations vont en Chine et nous sommes prêts à élargir nos marchés. C’est ce que nous faisons en ce moment même ici ».
Le récent Sommet des Amériques, qui s’est tenu à Los Angeles, s’est concentré sur la question des migrations. Les pays du Cône Sud, à l’exception du Chili, n’ont pas les graves problèmes dans ce domaine que connaissent d’autres nations du continent. Ce conglomérat de pays a tout simplement été laissé « hors jeu », sans que la porte-parole des États-Unis ne s’intéresse à un « travail commun ».
Les acteurs de droite ne parviennent plus à dialoguer avec Washington, tandis que par le bas, sans grandes manifestations ni beaucoup de communiqués officiels, les relations commerciales avec la Chine se renforcent.
Au cours des décennies passées, lorsque Washington brandissait son sabre « antiterroriste » ou « anticommuniste », il a obtenu une adhésion qui n’existe plus dans plusieurs pays qui, il y a quelques années encore, acceptaient automatiquement ses décisions.
Le Sommet a confirmé que le parti démocrate arrivé au pouvoir veut concentrer ses relations avec l’Amérique latine sur la résolution des problèmes internes des États-Unis, tels que la drogue et l’immigration clandestine, sans ouvrir une confrontation idéologique franche avec les formules de gauche qui ont fait leurs preuves dans l’arène électorale.
Pendant la guerre froide, en particulier dans les années 1970 et 1980, le Cône Sud a été pour les États-Unis un laboratoire pour l’application de dictatures militaires musclées contre des insurrections populaires nationales. Aujourd’hui, après le mandat de Tump et la fin du Groupe de Lima, ces pays se désolidarisent de l’alliance historique avec Washington.
La neutralité du président brésilien Jair Bolsonaro au milieu du conflit en Ukraine, ainsi que ses dernières déclarations concernant l’achat de carburant à la Russie, est un autre événement étonnant émergeant de l’aile droite de la sous-région.
L’Argentine péroniste est peut-être le meilleur exemple de bonnes relations commerciales et politiques avec la Chine, bien qu’il s’agisse dans ce cas d’un gouvernement de gauche.
Aujourd’hui le Brésil et l’Argentine misent beaucoup plus sur leur participation au groupe de puissances émergentes des BRICS que sur un nouvel essor du Mercosur.
Le cas du Chili est encore plus paradoxal. Nous ne pensons pas tant au triomphe historique de l’actuel président, Gabriel Boric, qu’aux déclarations d’un populiste de la droite radicale comme l’ancien candidat José Antonio Kast. Au milieu de ses discours idéologiques proposant un blocus du Venezuela, lorsqu’on lui a demandé s’il romprait ses relations avec le géant asiatique, Kast a répondu : « La question économique est complexe, ce qui se passe c’est comment faire du jour au lendemain si nous avons un échange commercial avec eux, c’est une réalité (…) Si nous coupions la frontière avec la Chine, aujourd’hui le préjudice pour des milliers de Chiliens serait énorme ». Comme nous pouvons le constater, la phobie anti-Chine qui s’était enracinée aux États-Unis est non seulement dépassée dans la région, mais elle est même inconnue de ses propres droites.
Ainsi, le Cône Sud est en train de modifier, selon différents processus, ses relations avec le monde et de former une nouvelle structure commerciale qui pourrait affaiblir ses précédentes tentatives d’unification.
Le 21 juillet, le sommet du Mercosur débutera au Paraguay et la nouvelle de la négociation d’un ALE entre l’Uruguay et la Chine risque d’entraîner de fortes tensions au sein du groupe.
Or, chacun sait que la situation actuelle est diamétralement opposée à celle qui a conduit à la création du Mercosur au début des années 1990.
Le Mercosur a été conçu pour renforcer les processus de négociation commerciale entre ses membres et vis-à-vis de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Par conséquent, l’ALE entre l’Uruguay et la Chine implique un rapprochement économique avec l’adversaire commercial (mais pas politique) de l’Occident, mais en ce moment, cela a une importance énorme.
Dans ce contexte, le Mercosur doit se réaligner sur les nouveaux agendas nationaux que les pays ont tissés avec des pouvoirs différents de ceux auxquels ils pensaient initialement. C’est ce qui sera sur la table lors du sommet de cette semaine.
Selon une récente étude de Reuters, la Chine a dépassé les États-Unis dans les relations commerciales avec l’Amérique latine (à l’exception du Mexique) et l’écart se creuse depuis l’arrivée du président Joe Biden à la Maison Blanche.
La Chine a joué son rôle de puissance commerciale mondiale en avançant lentement mais sûrement, tout en évitant les querelles politiques susceptibles d’entraîner des différends idéologiques ou des suspicions.
En 2021, la valeur totale des échanges entre la Chine et l’Amérique latine et les Caraïbes a augmenté de 41,1 % par rapport à 2020, enregistrant un nouveau record de transactions, d’une valeur de 451.591 milliards de dollars, selon les données officielles.
La Chine a joué son rôle de puissance commerciale mondiale en progressant lentement mais sûrement, et en rendant les relations commerciales plus fluides, tout en évitant tout différend politique susceptible d’entraîner des controverses ou des suspicions idéologiques.
Le nouveau scénario mondial, la forme qu’il prend et la puissance accumulée de l’Amérique latine représentent un champ d’opportunités pour toute la région. Et l’Uruguay en est peut-être un très bon exemple.
Avec cette décision d’entamer la négociation d’un ALE avec la Chine, Montevideo saisit l’opportunité offerte par un nouveau monde dans lequel la multipolarité n’est pas une vague idéologie, mais un champ de négociation dans lequel elle est sûre de bénéficier des avantages que le marché chinois offre aux exportations.
Le monde change et le sud de l’Amérique du Sud le prend au sérieux.
Ociel Alí López
est sociologue, analyste politique et professeur à l’Université centrale du Venezuela. Il a remporté le prix municipal de littérature 2015 avec son livre Dale más gasolina et le prix Clacso/Asdi pour les jeunes chercheurs en 2004. Il collabore avec divers médias en Europe, aux États-Unis et en Amérique latine.
Source : Actalidad RT Traduction : Venesol